Gros Plan sur Khulile Nkushubana (CONSAWU – Afrique du Sud)

« Le racisme est le jumeau malfaisant de la pauvreté »

L’Afrique du Sud, en tant que membre du G20, joue un rôle de plus en plus important dans le monde, mais les émeutes de mai 2008 ont rappelé à quel point la situation sociale peut encore être explosive. Khulile Nkushubana, secrétaire général de la Confédération des syndicats des travailleurs sud-africains, la CONSAWU (1), analyse les évolutions récentes dans la lutte contre le racisme et élabore les pistes pour un futur plus harmonieux.

17 ans après l’abolition de l’apartheid, le racisme est-il encore très présent en Afrique du Sud?

Oui car il est devenu partie intégrante d’un système d’appauvrissement de la majorité des habitants. Tant que cet appauvrissement existe, nous garderons une cicatrice très douloureuse du passé. Nous avons grandi en tant que citoyens d’un même pays, mais nous sommes davantage habitués à lutter entre nous qu’à coopérer. Les habitudes individuelles et de groupe peuvent être un obstacle à la lutte contre le racisme. Par exemple, certains groupes ont inscrit leurs enfants dans des écoles où ils étaient endoctrinés au sujet de la supériorité raciale, et cet endoctrinement persiste à l’âge adulte, il développe l’idée d’un ennemi « mortel ».

Les inégalités sociales peuvent également entraîner le racisme. Dans le domaine de l’enseignement, un enfant qui parle l’afrikaans ou l’anglais à la maison sera favorisé s’il étudie dans l’une de ces langues. Et sur le plan du logement, on constate que s’il y a en Afrique du Sud des sans-abris issus de tous les groupes de population, la majorité sont encore issus des groupes précédemment désavantagés. C’est une autre conséquence du passé.

Cela dit, notre gouvernement a accompli beaucoup de progrès. Les lois racistes ont été abrogées, des instruments légaux et des politiques ont été mis en place pour lutter contre les actes racistes, comme la politique de l’action affirmative.

En quoi consiste cette politique?

Si deux personnes sont candidates pour un poste dans une entreprise et ont le même niveau de compétence, mais que l’une fait partie d’un groupe « précédemment désavantagé », on attend de l’entreprise qu’elle recrute cette personne. Les groupes « précédemment désavantagés » comprennent les femmes et les personnes vivant avec un handicap (quelle que soit leur couleur de peau).

Cette nomination d’une personne « précédemment désavantagée » est-elle obligatoire?

Lorsque les compétences sont égales, oui. C’est le résultat d’une loi, et chaque entreprise de taille conséquente doit soumettre un rapport annuel au Ministère du travail sur la façon dont elle applique cette loi. En pratique, la première étape pour l’entreprise est de faire un état des lieux de sa structure de direction et établir le cas échéant que cette dernière ne ne reflète pas les composantes démographiques du pays. Suite à quoi l’entreprise s’engage à lutter contre ce déséquilibre. En temps normal, elle doit être élaborée en coopération avec les délégués syndicaux. Le syndicat insistera ensuite sur le respect de cette politique d’action affirmative. Et quelqu’un qui n’aurait pas été nommé conformément à de cette politique pourrait soulever la question.

Quels sont les résultats de cette politique?

Des gens ont été engagés grâce à son application, mais il reste un très long chemin à accomplir car elle concerne la classe moyenne, l’élite. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène de masse et s’il y a un amendement à cette loi, il doit concerner la majorité des travailleurs et des travailleuses. Il faut aller plus loin, jusqu’à priver dans certains cas l’employeur du droit de recruter. Il faut trouver le moyen que ces politiques contribuent à la réduction de la pauvreté.

Y a-t-il des sanctions?

Pour le moment, il ne s’agit pas tellement de punir mais davantage de persuader. Il y a toutefois des sanctions possibles, laissées à la discrétion du ministre du travail qui peut mener des enquêtes, donner des injonctions, ça peut même aller jusqu’au tribunal du travail si ce n’est pas appliqué.

Si un travailleur sud-africain se sent victime de racisme dans son entreprise, que peut-il faire?

Il existe un tribunal pour les questions d’égalité. Si quelqu’un est traité par exemple de « babouin », il peut déposer plainte sur base de discours haineux ou d’insultes verbales avec discours haineux, et ce tribunal spécialisé peut rendre un jugement. Ce système émane de la constitution sud-africaine.

Y a-t-il eu des exemples concrets d’application de ce mécanisme?

Si l’on prouve l’insulte, la direction peut prendre une mesure disciplinaire contre le coupable, mais il n’y a pas eu beaucoup de cas rapportés. Normalement, un manager coupable va s’excuser, et ça suffit généralement à calmer la situation. En théorie, des travailleurs peuvent aller en grève pour ce genre de cas, mais ils doivent suivre une procédure. Si un employeur traite un travailleur de babouin, en tant que syndicat, nous considérons qu’il s’adresse à un groupe, et nous avons le droit de demander une réaction directe de la part de la direction, ce qui est un raccourci par rapport à une longue procédure judiciaire. Nous pouvons aussi déposer une plainte plus formelle auprès de la direction, mais il faut des témoins ou un aveu de la personne accusée.

Est-il facile d’aborder les questions de racisme dans un syndicat représentant des travailleurs et travailleuses issus des différents groupes raciaux?

Nous avons organisé un programme de formation en 2008, avec l’OIT, dans les provinces du Western Cape et de KwaZulu-Natal concernant les instruments légaux nationaux et les normes internationales qui peuvent être utilisés pour minimiser le racisme sur le lieu de travail. Le ministère du Travail a collaboré à ce programme. Des hommes et femmes issus de différents groupes raciaux et de différents lieux de travail ont interagi durant ce programme, et nous avons constaté qu’ils comprenaient ces instruments légaux d’une façon complètement différente selon leur propre position. Ces séminaires permettent aux gens de gérer leurs peurs, d’apprendre à dialoguer, par exemple sur les processus d’action affirmative. Aux yeux des personnes parlant l’afrikaans, l’action affirmative devrait être temporaire, car elle affecte les jeunes Afrikaners qui n’étaient pas partie au passé. Pour les Noirs par contre, l’assertion est qu’elle soit permanente, on répond que les jeunes Afrikaners ou leurs parents ont bénéficié d’un système démoniaque. C’est très positif de pouvoir parler de tout ça de façon franche et ouverte. C’est à travers cette compréhension que nous sommes capables de propager les questions de la coopération raciale, de l’harmonie raciale, du non-racisme. Avant de prêcher à ce sujet à l’extérieur, nous devons d’abord en parler au sein de notre propre organisation syndicale.

De graves violences xénophobes ont éclaté en mai 2008 en Afrique du Sud. La CONSAWU a-t-elle agi pour calmer les esprits?

C’était atroce : les gens se sont mis à violer, tuer, chasser les autres, … A ma connaissance, ça ne s’est pas produit sur le lieu de travail, mais une partie du problème était que les Africains du Sud disaient (et disent encore) que ces personnes issues des pays voisins prennent leurs emplois. Nous sommes allés sur le terrain pour donner des conseils, parler à des victimes, nous avons condamné ces attaques. La CONSAWU a publié des communiqués de presse, interagi avec des ONG pour faire en sorte que la haine fasse partie du passé. Nous avons aussi mobilisé nos affiliés pour qu’ils fassent tout ce qu’ils peuvent pour assurer que le racisme, la xénophobie et leurs causes sous-jacentes soient combattues. Certains de nos membres disent qu’on leur met le couteau sur la gorge, mais nous mettons tout en œuvre pour leur faire comprendre que les migrants sont des êtres humains, que personne n’a le droit de faire ce qui est arrivé dans notre pays en 2008, de dire ce que certains continuent à dire. C’est donc un travail continu. En tant que CONSAWU, nous considérons qu’il s’agit avant tout d’un problème de pauvreté car le chômage dépasse les 40% (si l’on utilise la définition étendue du chômage), et il n’y a pas de système exhaustif de sécurité sociale. Les violences xénophobes se sont produites dans les zones les plus faibles sur le plan économique, là où la pauvreté est la plus évidente.

Ces violences visaient principalement les Zimbabwéens?

C’est ce que disaient les médias. Les Zimbabwéens étaient affectés, mais aussi les Mozambicains, les Somaliens et certaines minorités sud-africaines, comme les gens parlant le tsonga, la même langue que celle parlée au Mozambique.

Racisme et difficultés économiques sont donc intimement liés?

Les entreprises, particulièrement les multinationales, vont investir en Afrique du Sud en raison d’un environnement qu’elles considèrent comme favorables sur le plan économique. Par ce terme, elles entendent « main-d’œuvre à bon marché ou presque gratuite ». Or, cette main-d’œuvre à bon marché résulte de situations de racisme. Par exemple, dans le monde du travail, on sait que dans telle ou telle catégorie, on trouve principalement des personnes précédemment désavantagées et dans une autre, ce sont probablement des personnes précédemment avantagées ou quelques rares individus issus de groupes précédemment désavantagés.

Notre gouvernement, sous le prétexte des « impératifs du monde moderne », suit les principes des institutions de Bretton Woods. C’est l’économie de Margaret Thatcher qui est intégrée dans le monde et nous souffrons actuellement de ses conséquences. Selon ces théories économiques, si vous êtes une multinationale, vous devez faire plus de profit et dans ce cas, par « bonté de cœur », vous emploierez plus de gens. Malheureusement, au cours des 10-15 dernières années, c’est le contraire qui s’est produit.

Depuis des années, la CONSAWU mène un programme socio-économique pour le développement humain durable avec le soutien du syndicat belge CSC, il renforce la capacité d’analyse des syndicats pour proposer des alternatives vraiment crédibles de lutte contre la pauvreté. A travers ce programme, nous avons intégré le thème du racisme, qui est le jumeau malfaisant de la pauvreté.

Quels sont vos projets futurs en ce qui concerne la lutte contre le racisme?

Si certains d’entre nous croient dans l’égalité entre les gens, nous avons appris par nos actions que ce n’est pas une croyance générale. Nous devons donc nous attaquer à ce problème, qui est une bombe à retardement. Nous le ferons à travers davantage de formations et par une information continue dans nos publications. Une confédération syndicale doit considérer les attitudes au niveau de la société, mais aussi le fait que les gens doivent vivre les uns avec les autres sur le lieu de travail. Nous devons donc traiter de cette question avec l’employeur de façon continue, et maintenir la pression auprès du gouvernement, qui peut faire plus dans ce domaine.

Il existe encore en Afrique du Sud des groupes d’Afrikaners qui vivent repliés sur eux-mêmes … Les atteindre par vos campagnes semble un défi très difficile à relever!

Il y a effectivement un endroit nommé Orania qui a même sa propre monnaie mais il est intéressant de constater que notre Constitution le permet car elle parle d’exercice de l’identité culturelle en termes de langue, de traditions, … On ne peut attendre de ces gens qu’ils changent du jour au lendemain. Il faut construire un climat favorable où chacun sent qu’il peut dire et penser ce qu’il veut, dans certaines limites bien sûr. En Afrique du sud, il n’y a pas eu de révolution, il y a eu des réformes. Tout va pas à pas, de façon graduelle. Le changement est très laborieux, c’est un processus qui peut prendre peut prendre des générations.

Propos recueillis par Samuel Grumiau


(1) Confederation of South African Workers’ Unions