Gros Plan sur Mohammed Haidour (Espagne – CCOO)

«Avec ou sans papiers, les migrants sont des actifs qui contribuent à l’économie et à la société»

Travailleur d’origine marocaine immigré en Espagne sans papier il y a plus de 20 ans, Mohamed Haidour est aujourd’hui responsable des migrations à la direction nationale de la centrale syndicale espagnole CCOO (*). Aide à la régularisation, politique d’intégration dans la société et les syndicats, coopération syndicale avec les pays d’origine….. il nous expose les défis pour les syndicats de la défense des droits des travailleurs et travailleuses migrants.

Quand avez-vous immigré du Maroc vers l’Espagne?

J’ai quitté ma ville natale de Tétouan, dans la région Nord du Maroc, en 1986 pour me rendre en Espagne. J’avais 17 ans. J’étais sans papier, comme la majorité des Marocains qui venaient en Espagne à l’époque. Durant ces quatre années sans papier, je n’avais rien d’ « irrégulier », j’étais bien vivant, je travaillais, je participais à l’économie et à la société.

Comment s’est effectué votre premier contact avec un syndicat en Espagne?

Le moyen principal de communication dans les communautés immigrées, c’est le bouche-à-oreille. C’est comme ça que j’ai entendu parler du syndicat. Du fait de ses relations historiques avec les communautés espagnoles émigrées, CC.OO offrait déjà une série de service pour les travailleurs immigrés. Peu à peu, j’ai franchi toutes les étapes syndicales par lesquelles passe un immigré. Sans papier, légalement, on n’a pas le droit de représenter les travailleurs, mais CCOO me l’a tout de même permis.

Quand avez-vous obtenu votre régularisation?

En 1991, profitant d’une conjoncture économique favorable du fait de la croissance de la demande de travail, les mouvements sociaux espagnols et surtout les syndicats ont obtenu une procédure de régularisation. J’ai travaillé avec les syndicats pour identifier et aider les travailleurs sans papier à obtenir une régularisation. En Catalogne et en Andalousie surtout, on a organisé beaucoup d’assemblées de travailleurs avec le soutien financier du ministère du Travail et des Affaires sociales. On a ainsi pu régulariser 120.000 travailleurs immigrés, dont moi-même. La fin de ce processus a coïncidé avec le débat de préparation du Congrès de CCOO où l’on voulait favoriser la participation des travailleurs immigrés. C’est ainsi qu’en 1992, j’ai intégré la direction nationale de CCOO pour le dossier migrations.

En vingt ans, en quoi l’approche syndicale des migrations a-t-elle évolué en Espagne?

La configuration de la société espagnole et du marché espagnol à beaucoup évoluée. Le travail sur les migrants au sein du syndicat est devenu de plus en plus important et complexe. En moins d’une décennie, la proportion d’immigrés dans la population espagnole atteint de 8 à 9%, ce qui est très proche des pays voisins. La différence, c’est qu’en Espagne, le processus a été beaucoup plus rapide, ce qui pose beaucoup de défis à la société comme au syndicat.
Les immigrés sont venus et continuent à venir pour répondre à une demande réelle, concentrée dans quelques zones du pays et dans quelques secteurs comme le bâtiment, l’agriculture, l’hôtellerie et les services ménagers. Ces concentrations géographiques et sectorielles posent des défis pour l’intégration et la lutte contre les discriminations, dans la société et aussi à l’intérieur des syndicats.

Quelle est l’approche concrète pour aller à la rencontre des travailleurs immigrés?

Pour informer les travailleurs migrants, leur faire comprendre l’utilité d’adhérer, aller vers les travailleurs sans papiers malgré l’illégalité de cette démarche, on a créé des instruments spécifiques : les Centre d’information pour travailleurs immigrés (CITE), dont beaucoup sont dirigés par les migrants eux-mêmes. Au nombre de 177 sur tout le territoire espagnol, il joue un rôle très important en terme d’information, de formation professionnelle et linguistique, de conseil administratif et juridique, de liaison aussi avec les fédérations sectorielles concernées. L’important, c’est que le migrant n’a pas besoin d’être syndiqué ni régularisé pour bénéficier des services du CITE.

Comment le défi interne de représentativité des travailleurs immigrés se pose-t-il au syndicat?

65.000 travailleurs migrants sont affiliés à CCOO (sur base de transfert bancaire) et plus de 100.000 bénéficient de services spécifiques, mais avec une répartition sectorielle et territoriale inégale. Dans certains secteurs, comme le bâtiment à Madrid ou en Catalogne, leur proportion atteint 30% des effectifs. Mais leur représentativité aux postes de direction n’est pas encore satisfaisante, comme c’est le cas d’ailleurs pour les femmes et les jeunes. La mise en pratique des résolutions et décisions prises depuis le Congrès confédéral de 1991 ne s’est pas faite à la même vitesse que l’augmentation du nombre d’adhérents chez les immigrés et de leur avancée au sein des organes de représentation de base, au niveau des délégués et comités d’entreprises. Il s’agit d’une autocritique. On a des débats internes pour dégager des priorités d’action qui permettent d’améliorer cette situation. Ces débats peuvent parfois être polémiques, à l’image de la société dans son ensemble. On essaie aussi de s’inspirer des expériences dans les pays voisins, comme la France ou la Belgique. Ce n’est pas seulement une question de discrimination, c’est aussi un long travail pour un immigré de comprendre le fonctionnement interne, le jeu des tendances etc.

Quelles sont les avancées obtenues des autorités politiques en matière de défense et d’intégration des migrants?

Le nouveau gouvernement socialiste a pris beaucoup d’initiative pour favoriser l’intégration et les relations harmonieuses entre les différentes populations immigrées et entre les immigrés et le reste de la population espagnole. Le fait d’avoir déplacé la compétence des migrations du ministère de l’Intérieur à celui du Travail et des Affaires sociales est un pas décisif. Les migrants, ce n’est pas une question de sécurité, ce sont des actifs qui contribuent à l’économie et à la société.
La mise en place d’un dialogue social tripartite entre employeurs, gouvernements et syndicats au sein du processus de régularisation est aussi positive. On sait que les employeurs sont favorables à la régularisation car c’est pour eux une façon de « blanchir » l’exploitation des travailleurs sans papier. Ce n’est pas un jeu d’égal à égal. Le travailleur le fait par nécessité, l’employeur par profit. Mais la revendication des syndicats d’obtenir une régularisation permanente pour tout travailleur immigré pouvant prouver un travail et un séjour de plus de 2 ans dans le pays a été rencontrée.
Dans le combat contre le trafic d’êtres humains et les mafias, on a aussi obtenu qu’un immigré puisse dénoncer un réseau ou un employeur qui l’exploite, directement ou via un syndicat, avec à la clé des poursuites pénales pour l’exploiteur et une régularisation pour le travailleur.

Agissez-vous également sur le plan des instruments juridiques internationaux de protection des migrants?

L’Espagne a ratifié la Convention C97 de l’OIT sur les travailleurs migrants, et la Convention C111 concernant la discrimination (emploi et profession). Nous considérons comme tout aussi importante la Convention des Nations unies sur la protection des droits des travailleurs migrants et des membres de leur famille, qui est entrée en vigueur en 2003, mais sans être ratifiée par aucun pays de l’Union européenne. Dans ce dernier cas, nous sommes justement en train d’organiser des campagnes de pression pour que le gouvernement espagnol l’applique, étant donné qu’elle est déjà en vigueur. Nous poursuivons notre travail de lobbying. Le gouvernement espagnol est plutôt réceptible à nos arguments mais il n’a pas la majorité absolue et il a besoin de l’accord du Parti Populaire (PPE) pour changer la constitution, par exemple sur la question du droit de vote des immigrés. Mais le PPE instrumentalise toujours la question migratoire.

Avec 40.000 immigrés légaux et environ le même nombre d’immigrés sans papiers, la région d’El Ejido continue d’exporter massivement ses fruits et légumes. Depuis les émeutes racistes qui ont fait la triste renommée de la région en 2000, comment évolue la situation sur place?

J’étais sur place au moment des émeutes. J’ai passé trois mois sur le terrain, c’était très difficile. Les conditions de travail étaient épouvantables et les événements qui sont survenus vraiment très très choquants. Malheureusement, la situation ne s’est pas vraiment améliorée. Ceux qui résistent aux conditions de travail, ce sont toujours une majorité de Marocains sans papier. Les employeurs du coin avaient demandé que si un marocain est régularisé, il soit contraint à continuer à travailler à El Ejido. Mais une fois régularisés, ils partent aussitôt vers une autre région, un autre secteur d’activité. C’est trop dur sur place, alors seuls les « sans-papiers » continuent de venir y travailler. Il y a de gros intérêts économiques en jeu pour au moins trois pays. La région d’Almeria est la région d’Europe où le revenu par habitant est le plus élevé. Côté espagnol, Beaucoup d’habitants du coin ont lancé des exploitations tant le rendement est intéressant, c’est une véritable poule aux œufs d’or. Il y a aussi beaucoup d’intérêts hollandais en jeu, liés à la mise en pratique à Almeria de technologies de pointe développées aux Pays-Bas. Et enfin, côté marocain aussi, les intérêts sont de taille. On pourrait croire a priori que les productions d’Almeria concurrencent les produits agricoles marocains, mais c’est beaucoup plus compliqué. Pas mal d’entrepreneurs de la région Nord du Maroc vendent leurs produits à Almeria où ils ont implanté des entreprises de conditionnement, avec des travailleurs marocains, ce qui leur permet de réexporter leurs fruits comme des produits espagnols. Récemment, on a ainsi pas mal parlé des pastèques soi-disant espagnoles, qui sont en fait marocaines !

Les employeurs n’ont-ils pas aussi joué sur la concurrence entre migrants, en favorisant notamment la main-d’œuvre originaire d’Europe de l’Est?

Le Parti Populaire (PPE) a instrumentalisé politiquement les attentats perpétrés aux USA et en Espagne pour lancer le mot d’ordre d’employer des immigrés non-musulmans. Surtout en Andalousie, il y a eu un processus de substitution, notamment par de la main-d’œuvre venue d’Europe de l’Est, mais à relativement petite échelle, car les employeurs de l’agriculture et du bâtiment savent que les travailleurs marocains sont habitués à des conditions de travail très difficile, notamment à la chaleur. Par exemple, les femmes marocaines qui viennent cueillir des fraises travaillaient déjà dans ce secteur au Maroc.
Aujourd’hui, le taux de croissance est toujours favorable mais il y a une décélération très claire dans certains secteurs, comme le bâtiment. Aussitôt, on sent monter les discours populistes et xénophobes sur le thème « le travail d’abord pour les Espagnols ».

Un autre volet de votre travail consiste à favoriser la coopération syndicale avec les pays d’origine des migrants. Quelles sont les avancées en la matière?

Avec le Maroc, la relation est ancienne. Depuis 1995, des accords existent avec les syndicats marocains UMT, CDT, UGTM et FDT. On a aussi entamé des contacts avec le syndicat lié au parti islamiste. On a réalisé notamment un gros travail de formation avec la CDT, sur les questions du genre, de l’immigration, de la négociation collective, pour apprendre à dépasser le stade du conflit et parvenir à des solutions.
Nous entretenons aussi des relations suivies avec la Tunisie (UGTT) et l’Algérie (UGTA). Avec l’USTMA, on a aussi signé un accord dans le domaine des migrations qui va se concrétiser cette année. On collabore aussi avec la CISA. On a notamment participé à des séminaires à Damas en décembre dernier sur les travailleurs immigrés dans le Golfe et le bassin méditerranéen. C’est très complexe, mais on a pu conclure des accords avec plusieurs syndicats de la région et surtout exposer à la lumière la problématique des migrants, en particulier les travailleuses domestiques migrantes, dans des pays comme la Jordanie, la Syrie, Bahrein, le Koweit ou les Emirats Arabes Unis. Ces sujets étaient encore tabou il y a peu, notamment par ce que les migrants sont perçus dans les pays du Golfe comme une menace pour leur identité. Maintenant on peut en parler, on avance.
On a aussi un programme de coopération avec les syndicats subsahariens (Guinée, Sénégal, Mali, Mauritanie et Cap Vert) et on aura bientôt des représentants établis au Sénégal et au Maroc, car il y a de plus en plus de travailleurs sub-sahariens qui restent au Maroc pour travailler. C’est aussi le cas en Tunisie, avec la présence de migrants du Tchad et du Niger dans le bâtiment et l’agriculture. Dans le même esprit que notre coopération avec les syndicats du Maghreb et du Moyen-Orient, on est aussi en contact avec des syndicats d’Europe de l’Est, comme les Roumains, et d’Asie, comme les Pakistanais qui comptent une forte concentration en Catalogne.

Comment les syndicats répondent-ils à l’essor d’accords intergouvernementaux portant sur des quotas de contrats temporaires pour les migrants, notamment dans l’agriculture?

C’est une avancée importante qu’ à la demande des syndicats espagnols, les syndicats marocains participent aussi à tenter d’améliorer la régulation des flux migratoires, dans le respect des normes de travail décent. Au départ, le gouvernement marocain était opposé à l’implication des syndicats dans le processus d’embauche. On a posé le problème au gouvernement espagnol, et la partie marocaine a finalement accepté cette présence syndicale. On constate une évolution positive du gouvernement marocain et de certains employeurs en faveur du dialogue social. Récemment, une délégation des syndicats marocains est venue en visite dans le secteur de la culture des fraises en Espagne. Il y a des accords gouvernementaux bilatéraux, mais de fait les conditions de travail et de logement dont parlent ces accords ne sont pas respectées. Nous espérons que la coopération syndicale va permettre une amélioration pour les saisons prochaines.
En termes d’échanges d’informations et d’expériences, la coopération syndicale au-delà des frontières peut jouer à la fois dans les pays d’origine et de destination des migrants, de plus en plus de pays étant d’ailleurs confrontés aux flux dans les deux sens. Par exemple, la condition déplorable des migrants sub-sahariens au Maroc ou en Tunisie interpellent les syndicats de ces pays, car moralement, on ne peut pas demander aux gouvernements européens d’améliorer la situation des travailleurs immigrés et laisser traiter aussi mal ceux qui sont dans ces pays du Maghreb. Tout récemment, je participais à un séminaire en Tunisie où les syndicats ont très vertement critiqué les législations en vigueur au Maroc et en Tunisie par rapport aux migrants subsahariens.

Propos recueillis par Natacha David


(*) Mohammed Haidour est également membre du groupe de travail « migration et inclusion » de la Confédération européenne des Syndicats (CES).

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