Les multinationales et les milliards de dollars qu’elles réclament aux pays en développement

Les traités bilatéraux néerlandais jouent un rôle-clé dans les affaires judiciaires déposées contre des pays en développement par des multinationales chaque fois que celles-ci estiment leurs intérêts lésés par l’introduction d’une nouvelle réglementation. Plus de 10% des cas connus de procédures de ce type se basent sur un traité de droit néerlandais et trois fois sur quatre, ces procédures sont intentées par des sociétés dont la présence en territoire néerlandais se résume à une adresse postale.

Ceci est documenté dans le rapport « Socialising Losses, Privatising Gains » (en français, Mutualisation des pertes, privatisation des gains) publié collectivement aujourd’hui par SOMO, TNI, Both ENDS et Milieudefensie. Trois fois sur quatre, ces procédures « néerlandaises » sont intentées par des sociétés « boîte aux lettres » qui ne sont déclarées aux Pays-Bas que pour des motifs juridiques ou fiscaux.

Règles environnementales

Les amendes peuvent être sévères

Les traités d’investissement ou TBI (traités bilatéraux d’investissement) offrent une protection ample aux investisseurs. À chaque fois qu’ils s’estiment lésés par un changement dans la politique d’un gouvernement, ils peuvent, en effet, recourir aux mécanismes de règlement de différends investisseurs-États (ISDS) pour réclamer des milliards de dollars au pays concerné. C’est là précisément l’un des éléments des négociations en cours entre l’Union européenne et les États-Unis sur l’accord de libre-échange transatlantique ou TTIP qui est fortement contesté par les organisations de la société civile.

Très souvent, ces procédures s’attaquent à une nouvelle législation environnementale, voire à des mesures visant à améliorer la santé publique ou la stabilité financière. L’arbitrage est généralement confié à trois personnes et se déroule à huis-clos. Les coûts (y compris les frais juridiques) s’élèvent, en moyenne, à près de 8 millions de dollars (7 millions d’euros).

Les amendes peuvent être sévères. Les pays en développement ne sont d’ailleurs pas seuls en cause. Ainsi, par exemple, l’assureur chinois Ping An réclame 2 milliards USD (1,8 milliard €) de dommages pour des pertes alléguées subies suite à la nationalisation de la banque Fortis [en faillite] par l’État belge.

Atteinte à la prise de décision

« C’est une atteinte directe à la démocratie dans ces pays ».

« Il ne s’agit pas seulement d’amendes », indique Roos Vaan Os, chercheur auprès du SOMO. « C’est une atteinte directe à la démocratie dans beaucoup de pays car ce faisant, ils instaurent de fait un « gel réglementaire ». Pour se mettre à l’abri d’éventuelles poursuites, certains pays révoquent des décisions portant sur des règles issues du processus démocratique. » Cela affecte les choix politiques de ces pays en matière de développement durable.

L’Indonésie, par exemple, veut devenir moins tributaire des exportations de matières premières. Elle a, dès lors, décrété que 51% des parts des sociétés minières soient vendues aux Indonésiens et que les entreprises transforment une partie des matières premières en Indonésie. Le géant minier Newmont a engagé des poursuites, invoquant un accord d’investissement conclu entre les Pays-Bas et l’Indonésie. Au final, il s’avère que Newmont sera exonéré de la nouvelle législation.

Des traités néerlandais ont aussi été invoqués dans des poursuites contre le Zimbabwe suite aux réformes agraires, contre la Bolivie, dans le cas de sa politique relative à la propriété de l’eau, et contre le Venezuela suite à la nationalisation de la production de café et de pétrole.

Agressifs

« Les Pays-Bas comptent parmi les acteurs les plus agressifs dans leur recours à l’ISDS », signale Van Os. Nikos Lavranos, le responsable néerlandais qui en a eu l’initiative, n’est autre que l’actuel secrétaire général de l’organisation de lobbying EFILA (Fédération européenne pour la législation sur les investissements et l’arbitrage). Cette organisation prône l’introduction de mécanismes ISDS encore plus stricts qui restreindraient davantage les libertés politiques des États.

L’assureur néerlandais Achmea a intenté une procédure contre la Slovaquie parce que ce pays veut ramener l’assurance médicale dans la sphère publique. Il s’agit d’un cas unique car l’entreprise ne veut pas d’argent, ce qu’elle veut c’est que la proposition soit abandonnée. La Slovaquie avait auparavant dû verser 22 millions USD (19 millions €) et ensuite trois millions de dollars (2,6 millions €) supplémentaires à Achmea à titre de dommages pour une nouvelle loi qui limite le pouvoir des assureurs de sortir leurs bénéfices du pays. « Ce système constitue ni plus ni moins qu’un État constitutionnel parallèle répondant aux intérêts spécifiques des entreprises multinationales », dit Van Os.

Ruptures d’accords

Confrontée à des atteintes à ses libertés politiques dans le cadre des TBI et de l’ISDS, l’Afrique du Sud a récemment procédé, à l’instar de l’Indonésie, à la rupture unilatérale de ses TBI avec plusieurs pays. Les TBI avec les Pays-Bas étaient les premiers à passer à la trappe. L’Inde a annoncé récemment, suite, notamment, à des dommages-intérêts de plusieurs milliards de dollars réclamés par Vodafone (basée sur le TBI Pays-Bas-Inde), une révision totale de ses traités d’investissement existants. Le problème est qu’en vertu de ce traité, les investisseurs restent protégés jusqu’à 15 ans après la cessation de l’accord.

Liliane Ploumen, ministre néerlandaise du Commerce extérieur et de la Coopération au développement, avait auparavant indiqué que les TBI existants avec les pays en développement feraient l’objet d’un réexamen. Dans des déclarations antérieures, toutefois, elle avait laissé entendre qu’elle ne voyait pas d’objection au mécanisme ISDS, quoique sous une forme améliorée.

Article par Frank Mulder (IPS), originalement publié en néerlandais sur le site de MO* Magazine, 30 janvier 2015