Radiographie de la santé d’un travailleur des plates-formes digitales

Une légion plus ou moins visible de professionnels subit un même modèle de travail au service d’applications qui leur assignent des tâches, d’algorithmes qui supervisent et de clients qui les notent. Ce modèle représente-t-il une menace pour leur santé et leur sécurité ? Comment y faire face ?

Recrutés dans la froide vitrine du clic, ils sont le maillon ultime d’un modèle d’affaires qui a réussi à se répandre et à coloniser pratiquement tout : du transport à la livraison de nourriture en passant par le ménage à domicile, la garde d’enfants et de personnes âgées, ou encore tout autre type de travail en ligne.

Quel que soit le secteur, une légion plus ou moins visible de professionnels à travers le monde partage le même modèle : ils travaillent au service d’applications qui leur assignent des tâches, à la merci d’algorithmes qui supervisent celles-ci et de clients qui les notent. Un modèle de travail fragmenté qui promet liberté et flexibilité des horaires, mais qui a donné naissance à un système compétitif, hypersurveillé, précaire et épuisant. Un modèle qui menace la santé.

« L’impact sur la santé est direct, surtout pour ceux dont le revenu dépend entièrement de ces plates-formes numériques », explique à Equal Times Nuria Matilla-Santander, épidémiologiste spécialiste de la santé au travail et membre du projet GIG-OSH qui analyse la santé des travailleurs des plates-formes dans plusieurs pays d’Europe. Les résultats préliminaires indiquent qu’ils présentent « davantage de douleurs musculo-squelettiques, de fatigue visuelle, de maux de tête et d’une moins bonne santé mentale ».

Les risques les plus courants auxquels sont confrontés ces travailleurs sont les risques psychosociaux, tels que la fatigue, le stress, l’anxiété, la dépression, et ce, qu’ils travaillent sur site (comme chauffeurs ou livreurs) ou sur écran. Ces risques découlent principalement de l’instabilité du travail lui-même et de leurs faibles revenus.

« Le salaire est l’un des principaux problèmes affectant leur santé mentale et physique. Sur les plates-formes, huit travailleurs sur dix ont un revenu inférieur au seuil de pauvreté » Nuria Matilla-Santander, épidémiologiste spécialiste de la santé au travail

Cette précarité dans un environnement hautement compétitif oblige les travailleurs à rester connectés en permanence afin de pouvoir choisir davantage de tâches, d’allonger leurs heures de travail — dans certains cas, plus de 12 heures par jour — et de continuellement brouiller la frontière entre vie privée et vie professionnelle. «
L’“e-précariat” subit des risques amplifiés par rapport au simple précariat », explique Henar Álvarez, maîtresse de conférences en droit du travail à l’Université de León, en Espagne. « À la précarité s’ajoute un stress accru dû à l’obligation d’être toujours disponible. Tout cela génère une charge mentale, des exigences envers soi-même et des maladies, telles que la techno-anxiété ou la techno-dépendance ».

Par ailleurs, la flexibilité et la liberté ne sont pas de mise dans un système où les travailleurs vivent en permanence sous le contrôle d’un algorithme. S’ils rejettent une tâche, s’ils prennent plus de temps que prévu, s’ils ne répondent pas aux attentes du client et que ce dernier leur donne une mauvaise note, l’algorithme l’enregistre et, selon des critères peu clairs, peut les pénaliser (en leur attribuant des plages de travail moins favorables, en leur confiant moins de tâches, etc.). Il peut même les « déconnecter », c’est-à-dire les expulser de l’application. Une pression qui se traduit par un stress, une anxiété et un épuisement accrus.

« C’est un modèle basé sur la coercition constante », confirme Nuria Soto, du collectif espagnol Riders X Derechos (« Livreurs pour leurs droits », ndt). « Vous n’êtes qu’un numéro, pas une personne ».

Entre 1 % et 3 % de la main-d’œuvre mondiale est aujourd’hui exposée à ces risques pour la santé ; soit environ 28 millions de personnes en Europe, nombre qui devrait atteindre 43 millions à l’horizon 2025, date à laquelle on ignore encore comment et par qui ces personnes devraient être protégées.

Des protections pour les salariés, pas pour les indépendants

Parmi les plus de 500 plates-formes opérationnelles en Europe, 79 % d’entre elles ne travaillent pas avec des travailleurs contractuels ; ceux qui occupent ce dernier maillon de la chaîne sont considérés comme des travailleurs indépendants. Jusqu’à présent, les entreprises se sont justifiées en se présentant comme de simples intermédiaires, jusqu’à ce que les tribunaux commencent à leur donner tort, en démontrant dans certains cas qu’il existe une relation de travail, une dépendance et que le travailleur est soumis à un contrôle, à une organisation ou à des prix imposés par la plate-forme.

Aujourd’hui encore, ce sont les tribunaux qui décident au cas par cas de la classification correcte comme indépendant ou employé, ce qui a également des conséquences sur la santé. En effet, les plates-formes sont soumises à l’obligation de veiller à la sécurité, de fournir des moyens de protection ou des formations, mais uniquement pour leurs employés. Les travailleurs indépendants — comme le rappelle Mme Álvarez — ont « l’obligation et la responsabilité » d’assurer leur propre protection.

C’est pourquoi les syndicats et les collectifs, tels que Riders X Derechos, réclament que la première mesure de sécurité à prendre soit une clarification du statut juridique des travailleurs. « Travailler en tant que faux indépendant implique une plus grande précarité et un plus grand risque pour la santé. C’est pourquoi il faut d’abord déterminer la nature de la relation de travail, pas en se basant sur ce que veulent les parties, mais sur ce que dit le cadre réglementaire », défend José Varela, responsable de la numérisation de l’UGT Espagne. « La santé est liée à la reconnaissance de la relation de travail », estime elle aussi Nuria Soto.

D’ailleurs, une nouvelle directive de l’Union européenne approuvée en 2024 va dans ce sens. Sur le modèle de la loi pionnière « Rider » en Espagne, elle établit la présomption d’employabilité dans le monde des plates-formes. Autrement dit, les travailleurs seront employés par défaut et, dans tous les cas, il appartiendra aux entreprises de démontrer pourquoi ils ne le sont pas. La directive, saluée par les syndicats européens, laisse toutefois le dernier mot à chaque État : chacun pourra fixer ses propres règles pour déterminer si cette présomption est respectée ou non, ce qui laisse présager une application inégale de la directive.

En outre, même si de nombreux indépendants seront requalifiés en salariés et que leurs droits à un salaire minimum, à des congés, à des équipements de santé ou à une protection sociale sont reconnus, la question est de savoir ce qu’il adviendra de ceux qui ne le sont pas. « Les défis associés au statut d’indépendant persisteront », prévient l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, qui souligne avec inquiétude le cas de ceux qui travaillent à la demande sur des plates-formes dans le secteur domestique, des soins ou du travail en ligne — en particulier ceux qui sont mis en concurrence pour réaliser de simples micro-tâches, dont beaucoup sont liées à l’entraînement des intelligences artificielles. C’est-à-dire tous ceux qui sont moins visibles que les livreurs et les chauffeurs, qui sont plus isolés, moins organisés, qui souffrent des mêmes problèmes d’épuisement, de stress et de précarité.

Outre ces derniers, les centaines de milliers de travailleurs informels n’ont aucune protection, car ils ne sont même pas déclarés comme indépendants et qu’ils sont légion dans les emplois en ligne, dans le secteur des soins, mais aussi dans la livraison (une activité devenue un point d’accès au marché du travail pour de nombreux migrants sans papiers qui louent les comptes d’autres livreurs dans l’invisibilité la plus absolue).

Sécurité pour tous

Pour réduire l’écart de santé entre les travailleurs des plates-formes, certains avancent la possibilité d’étendre la protection à tous les travailleurs, indépendamment de leur statut contractuel. « Personne n’est contre une classification correcte, car c’est le postulat de départ. Chaque personne doit être classée dans sa catégorie, qu’il s’agisse d’un travailleur salarié ou d’un travailleur indépendant, mais pourquoi la santé du travailleur salarié a-t-elle plus de valeur que celle du travailleur indépendant ? Ne serait-il pas normal que des droits fondamentaux tels que la santé soient universels ? », demande María Luz Rodríguez, maîtresse de conférences en droit du travail à l’université de Castille-La Manche et consultante dans le domaine de l’économie des plates-formes.

Quant à savoir qui doit couvrir ces nouvelles protections, l’universitaire désigne sans hésiter les plates-formes. « Ce sont elles qui engagent ces personnes et qui doivent garantir leur santé », affirme-t-elle. « En la matière, l’Union européenne n’est pas compétente, mais les pays le sont. Il serait possible de le faire par l’intermédiaire d’une loi ».

Mme Rodríguez mentionne certaines législations qui ont permis d’avancer dans ce sens, à l’instar de la loi El Khomri de 2016 en France, qui, sur la base du concept de « responsabilité sociale », oblige les plates-formes à payer une assurance accident et à reconnaître le droit à la formation pour l’ensemble de leur main-d’œuvre.

Une autre solution pour améliorer les conditions de travail et de santé, rappelle-t-elle, passe par la négociation collective, un outil jusqu’ici exclu pour les indépendants en raison des lois sur la concurrence, un écueil que la nouvelle directive cherche également à modifier. Il existe déjà quelques exemples, comme l’accord signé au Danemark entre la plate-forme de services de traduction Voocali et le syndicat HK Privat, qui a permis de fixer, entre autres, un salaire minimum pour les travailleurs indépendants.

« Avant, les syndicats n’étaient même pas mentionnés, mais, aujourd’hui, la directive reconnaît que nous sommes des acteurs sociaux nécessaires » José Varela, responsable de la numérisation de l’UGT Espagne

Hors Union européenne, au niveau mondial, les syndicats se mobilisent actuellement pour obtenir une norme internationale contraignante (plus précisément une Convention et une Recommandation dans le cadre de l’Organisation internationale du Travail, OIT) qui clarifie la relation entre les plates-formes et les travailleurs qui produisent de la valeur pour ces dernières. Le droit d’association et le droit à la négociation collective, mais aussi, et de manière très significative, la protection (pour tous les travailleurs des plates-formes) qui découle de toutes les conventions de l’OIT sur la sécurité et la santé au travail, sont deux des priorités que le monde syndical souhaite voir figurer dans cet instrument international.

Un modèle plus sain est-il possible ?

À l’heure actuelle, il n’existe pas de statistiques sur les accidents survenus dans le cadre des plates-formes ni de données précises sur le nombre de personnes qui y travaillent. Ce que l’on sait en revanche, c’est que le modèle « est encore loin de satisfaire aux normes fondamentales du travail décent », comme le conclut le dernier rapport mondial du projet Fairwork sur l’état des plates-formes.

La concurrence, la pression, le rythme de travail effréné, ainsi que les risques psychosociaux, peuvent déboucher sur des actes imprudents, des blessures ou des accidents qui, dans le cas des chauffeurs ou des livreurs à domicile, peuvent même être mortels. Parallèlement, la tyrannie de l’algorithme et l’importance des commentaires des clients accroissent non seulement le stress, mais privent également les travailleurs de toute protection contre les abus, le harcèlement ou la discrimination.

« Une asymétrie de pouvoir existe entre les clients et les travailleurs », affirme Olivia Blanchard, chercheuse spécialisée dans les soins à domicile à travers les plates-formes. « On a signalé des cas où les travailleurs sont contraints d’effectuer davantage de tâches que prévu ou confrontés à des clients qui menacent de leur donner des avis négatifs ».

« Souvent, les évaluations ne sont pas neutres », ajoute la maîtresse de conférence Henar Álvarez. « Elles intègrent des biais. » « On peut citer le cas de chauffeurs qui reçoivent de moins bonnes évaluations parce qu’ils sont immigrés ou de livreuses qui reçoivent de moins bonnes notes pour des raisons sexistes. L’algorithme amplifie ces biais ».
La gestion des algorithmes figure également parmi les questions abordées par la directive européenne qui obligera les plates-formes à être plus transparentes et à fournir des informations sur leur mode de fonctionnement ainsi que les critères qu’elles utilisent pour noter les travailleurs. Il s’agit également de l’une des demandes des syndicats au niveau mondial, à intégrer dans la norme internationale contraignante qui doit entrer en vigueur, en principe, en 2026.

« Nous devons comprendre quel est le modèle qui se cache derrière l’outil, car, pour l’instant, ce modèle accorde principalement de l’importance à l’efficacité, à la réduction des coûts, au fait de faire les choses le plus rapidement possible, alors que ces mêmes technologies pourraient être utilisées au profit du travailleur » Olivia Blanchard, chercheuse spécialisée dans les soins à domicile

D’autres types d’algorithmes « plus humains » peuvent-ils être conçus — ou négociés avec les syndicats et les travailleurs — pour fixer d’autres règles du jeu moins agressives pour la santé ? La réponse est oui et c’est ce que font déjà les différentes coopératives créées à travers le monde par d’anciens travailleurs des plates-formes.

« Chez nous, tout est en règle, nous respectons la réglementation en matière de droit du travail, nous avons suivi une formation en prévention des risques, nous disposons d’une application dotée d’un algorithme à code source ouvert. Il n’y a pas de système de notation qui affecte la quantité de travail attribué ni de système construit pour générer de la concurrence : les modèles sont basés sur la coopération », explique Nuria Soto à propos de Mensakas, la coopérative de coursiers dont elle est membre.
Un autre point important de ce modèle « plus humain » est la réduction de l’automatisation. « Il y a toujours une personne vers qui les travailleurs peuvent se tourner », insiste Mme Soto, une leçon dont les plates-formes conventionnelles pourraient également s’inspirer.

« Nous ne devons pas non plus adopter une position manichéenne et penser que tout ce qui nous attend avec le développement des plates-formes est pervers », rappelle la maîtresse de conférences en droit du travail María Luz Rodríguez dans ses travaux. En effet, selon elle, ce modèle a également permis « à des groupes rencontrant davantage de difficultés d’accéder à l’emploi ». Le défi consiste peut-être à s’assurer que toutes les personnes qui travaillent aujourd’hui ne finissent pas par tomber malades.