Négoce de matières premières : l’industrie de l’ombre qui détruit la planète

Négoce de matières premières : l'industrie de l'ombre qui détruit la planète

Commodity traders wreak havoc on global markets and profit from ecological and social devastation. Can they be stopped?

(AFP/Romeo Gacad)

Les entreprises de négoce de matières premières sont parmi les plus importantes du capitalisme mondial et, malgré cela, la plupart des personnes n’en ont jamais entendu parler.

Intermédiaires entre les fournisseurs et les acheteurs de matières premières et de produits secondaires, ces entités de l’ombre jouent un rôle primordial sur les marchés internationaux essentiels, de l’aluminium au pétrole brut en passant par la farine de soja et le zinc. Elles utilisent leurs capacités de transport, de transformation et de stockage pour capitaliser sur les perturbations intervenant dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, et elles négocient sur les marchés de produits dérivés, aussi bien pour se prémunir contre les fluctuations de prix que pour spéculer sur ces fluctuations.

Le contrôle que ces entreprises exercent sur les matières premières essentielles est impressionnant. Les quatre plus grands négociants en produits agricoles – Archer Daniels Midland (ADM), Bunge, Cargill et Louis Dreyfus – détiennent entre 75 et 90 % du commerce mondial des céréales. Seulement trois négociants – Vitol, Glencore et Trafigura – se partagent l’équivalent de la moitié de la production totale de pétrole de l’OPEP. En 2010, Glencore représentait 55 % du marché mondial du zinc et 36 % du marché mondial du cuivre et, en 2015, Wilmar gérait 45 % du marché mondial de l’huile de palme. Les revenus annuels des principales entreprises de négoce de matières premières sont souvent comparables, et parfois même supérieurs, à ceux des banques de Wall Street et des grandes compagnies pétrolières.

Du point de vue des négociants en matières premières, l’instabilité est une bonne chose pour les affaires. Lorsqu’une pandémie mondiale entraîne la fermeture des usines et un changement radical de la demande des consommateurs, les négociants profitent de la volatilité du marché qui en résulte.

Aux États-Unis, quand une sécheresse dans le Midwest fait baisser l’offre nationale d’aliments pour le bétail, les négociants peuvent mettre en œuvre leurs capacités de transport pour faire venir du soja du Brésil. Et si le changement climatique se traduit par une météorologie et des récoltes plus imprévisibles, ils peuvent tirer profit du chaos occasionné sur les marchés mondiaux en s’appuyant sur leurs opérations physiques de commercialisation et sur leurs activités commerciales spéculatives pour obtenir un avantage concurrentiel. Pendant la dernière grande crise alimentaire mondiale, en 2008, les bénéfices des entreprises de négoce de matières premières ont explosé.

Instabilité et corruption

Les défenseurs des entreprises de négoce de matières premières affirment que la forte augmentation des bénéfices en période d’instabilité n’est pas révélatrice d’une attitude malfaisante, mais souligne le rôle indispensable que jouent les négociants pour lisser les disparités entre l’offre et la demande en recherchant des possibilités d’arbitrage rentables. Sans les négociants, qui sont en quelque sorte une « manifestation visible de la main invisible », la situation serait bien plus grave. En dépit de son caractère superficiel, ce type de raisonnement occulte le fait que le mode de fonctionnement des entreprises de négoce de matières premières encourage souvent l’instabilité que leurs activités commerciales prétendent résoudre.

Ces entreprises opèrent régulièrement sur les marchés de produits dérivés, ce qui a davantage tendance à créer des dysfonctionnements du marché qu’à les atténuer. Par exemple, depuis deux décennies, les principales entreprises de négoce de produits agricoles engrangent des bénéfices faramineux grâce à la production et au commerce d’éthanol et de biodiesel. Suite à l’essor fulgurant des biocarburants, des quantités considérables de céréales et d’oléagineux sont désormais cultivées pour produire du carburant et non plus des denrées alimentaires.

Ces activités contribuent à la montée et à la volatilité des prix de l’alimentation, alors qu’elles ne présentent que des avantages limités, voire inexistants, pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.

Outre leur responsabilité dans la déstabilisation des marchés, les négociants en matières premières battent des records déplorables en ce qui concerne la promotion de la corruption chez les élites, qui dilapident les ressources de leur pays et sont mêlées à des scandales de toutes sortes, comme le programme « pétrole contre nourriture » en Irak, ou l’opération « Car Wash » au Brésil (Lava Jato, en portugais).

L’entreprise de négoce de matières premières Trafigura fut impliquée en 2006 à l’une des pires catastrophes écologiques du XXIe siècle après avoir illégalement déversé des déchets toxiques, ce qui a coûté la vie à de nombreuses personnes en Côte d’Ivoire et en a rendu des milliers d’autres gravement malades. Quant à l’entreprise Glencore, l’une des plus grandes compagnies d’exploitation et d’exportation de charbon du monde, a financé en secret des campagnes visant à redorer le blason du combustible fossile le plus polluant de la planète auprès de l’opinion publique.

Bon nombre des principales entreprises de négoce procèdent à l’extraction des matières premières en recourant au travail forcé, y compris au travail des enfants, et participent sans relâche à la déforestation de l’Amérique du Sud et de l’Asie du Sud-Est.

Ce volumineux casier judiciaire soulève une importante question politique. Que peut-on faire, si tant est qu’il soit possible de faire quelque chose, pour remédier à la dévastation écologique et sociale produite par les puissantes entreprises de négoce de matières premières ?

L’activisme financier à la rescousse ?

Depuis plusieurs années, l’activisme financier est présenté comme une stratégie destinée à inciter ces entreprises à mettre fin aux préjudices survenant fréquemment le long de leurs chaînes d’approvisionnement. L’activisme financier repose sur deux composantes élémentaires : la « voix » et la « sortie ». La « voix » permet aux actionnaires de faire valoir des résolutions et de voter aux réunions annuelles de l’entreprise, et la « sortie » permet aux actionnaires et aux créanciers d’élaborer une politique d’entreprise en menaçant de cesser d’investir et de ne pas renouveler les crédits.

Pour les actionnaires, la perspective d’utiliser leur voix est restreinte, en raison des structures de propriété des entreprises de négoce. Notre étude révèle que huit des plus grands négociants en matières premières sur dix appartiennent soit à un État (COFCO, en Chine), soit à des familles fondatrices, des employés haut placés et des dirigeants (Vitol, Trafigura, Mercuria, Cargill et Louis Dreyfus), soit à des particuliers et à des entités étroitement liés au négoce de matières premières (Glencore et Wilmar).

Seules deux de ces entreprises – ADM et Bunge – sont détenues de manière significative par des actionnaires extérieurs sans lien direct avec le négoce de matières premières. Cependant, elles appartiennent essentiellement à de gigantesques gestionnaires d’actifs, parmi lesquels ceux que l’on surnomme en anglais « the big three », à savoir BlackRock, State Street et Vanguard. Ces géants ont une réputation « d’investisseurs passifs », qui ne suivent pas vraiment un indice mais qui promettent depuis quelques années de tenir compte des résolutions et de voter pour exprimer leur mécontentement envers les entreprises qui n’améliorent pas leurs résultats aux niveaux environnemental, social et de la gouvernance (ESG). Or, notre étude monde que dans le cas des entreprises de négoce en matières premières, ces déclarations ne sont guère suivies d’effet.

Entre 2010 et 2019, une seule résolution d’actionnaires visant à améliorer les critères ESG a été soumise à un vote à l’entreprise ADM, en 2011, et une autre chez Bunge en 2015, sur un total de 148 et 80 votes d’actionnaires dans ces deux entreprises, respectivement.

Chez ADM, la résolution n’a attiré que 4,2 % de votes favorables ; les fonds de BlackRock ont voté contre la résolution, ceux de State Street se sont abstenus et ceux de Vanguard n’ont pas voté du tout. Chez Bunge, la résolution a remporté 29,3 % de votes favorables mais il convient de noter que tous les fonds de ces trois principaux gestionnaires d’actifs ont voté contre la résolution.

En règle générale, les trois grands gestionnaires d’actifs ont voté en faveur de seulement 10,7 % des résolutions d’actionnaires concernant l’amélioration des critères ESG dans les entreprises de négoce de matières premières entre 2014 et 2019. En revanche, ils ont voté en faveur de 95,9 % des résolutions de la direction sollicitant l’approbation du paiement des dividendes et du rachat d’actions.

En dépit de la considérable médiatisation qui l’entoure, l’activisme financier a peu de chances de modifier le comportement des entreprises de négoce de matières premières, simplement parce que ces sociétés sont structurées de sorte à être à l’abri des pressions des marchés financiers.

L’argent circule, au-delà de l’activisme financier

Qu’en est-il de la stratégie alternative du désinvestissement pour remédier à l’attitude destructrice des entreprises de négoce de matières premières ? Des activistes, partout dans le monde, lancent des campagnes de désinvestissement pour inciter les actionnaires, les créanciers et les services de garantie à mettre à profit la dépendance des négociants à l’égard du marché des actions et du marché de la dette pour promouvoir les critères ESG.

Cependant, l’efficacité du désinvestissement dans les actions est limitée, pour les mêmes raisons que dans le cas des résolutions d’actionnaires : peu d’entreprises de négoce sont tributaires du financement des actionnaires en dehors du commerce des matières premières. Et, malgré le désastre écologique auquel contribuent les entreprises de négoce, les gestionnaires d’actifs ne sont pas disposés à s’engager dans des initiatives de désinvestissement ambitieuses.

Par exemple, BlackRock a annoncé un nouveau plan sur le climat en janvier 2020, qui prévoit de réduire ses investissements dans les compagnies d’extraction de charbon. Mais BlackRock ne compte pas cesser d’investir dans le groupe Glencore, même si ce dernier extrait plus de charbon que les géants BHP Billiton et Anglo American réunis.

Par ailleurs, il est difficile d’améliorer les critères ESG par le désinvestissement vis-à-vis des crédits. Notre étude révèle que la propriété des titres des négociants en matières premières est très dispersée, ce qui peut décourager les activistes détenteurs de titres de mener une action collective. D’autre part, nous avons constaté que les services de garantie étaient concentrés parmi les grandes banques, ce qui peut donner la possibilité aux activistes d’exiger que les banques ne proposent pas ces services aux négociants en matières premières qui ne manifestent pas l’intention d’améliorer les critères ESG.

Toutefois, même cette stratégie a ses limites étant donné que, depuis plusieurs années, de nombreux négociants en matières premières réduisent leur taux d’endettement. D’après le think tank Chain Reaction Research, le fait de réduire les dettes de cette façon diminue les risques de financement que rencontrent les entreprises de négoce en raison des menaces de désinvestissement. Et ces menaces pourraient encore être atténuées par les activités bancaires souterraines des négociants, qui leur permettent de lever des fonds en ôtant des actifs de leurs bilans financiers et en les revendant sous forme de titres. Ce type d’activités échappe aux pratiques ordinaires de divulgation d’informations des entreprises et les investisseurs activistes ont encore plus de mal à remonter jusqu’aux sources de financement des négociants en matières premières.

Compte tenu des restrictions que comportent les résolutions d’actionnaires et le désinvestissement, nous sommes sceptiques quant au potentiel de l’activisme financier pour faire pression sur les entreprises de négoce de matières premières et les inciter à inverser les effets préjudiciables de leurs activités sur le plan social et écologique.

Notre intention n’est pas de rejeter totalement les efforts des investisseurs activistes pour résoudre les problèmes liés aux entreprises de négoce de matières premières. Les tentatives de mobilisation des pressions au sein des circuits financiers peuvent au moins susciter une prise de conscience nécessaire par rapport aux négociants en matières premières et ternir leur réputation. Mais pour être efficace, la résistance doit aller au-delà des résolutions d’actionnaires et des campagnes de désinvestissement afin d’intégrer d’autres formes de mobilisation, telles que le soutien direct aux mouvements de protestation des populations indigènes, le blocus des oléoducs, les campagnes de sensibilisation des consommateurs, le renforcement des coalitions électorales, et la syndicalisation des travailleurs.

Les entreprises de négoce de matières premières sont des entités diversifiées, complexes et en constante évolution, ce qui signifie que les efforts déployés pour contrôler leur pouvoir doivent, de la même manière, avoir de multiples facettes et s’adapter sans cesse. On ne peut tout simplement pas laisser l’avenir de la planète entre les mains du système financier.

Cet article a été initialement publié en anglais par openDemocracy