La propriété ne doit pas être synonyme de contrôle : comment la démocratie au travail met les actionnaires sur la sellette

Les propriétaires d’entreprises et les actionnaires vont bientôt sentir la pression en la matière. Au cours des dernières décennies, ils ont joui de la chaleur réconfortante d’une hégémonie idéologique. Personne ne remettait en question leur droit de posséder ou de gérer. Les mots d’ordre étaient compétitivité et efficacité et c’était donc le propriétaire de l’entreprise, l’actionnaire et l’investisseur qui personnifiaient l’esprit d’entreprise et le progrès. Tout ce qui aurait pu leur barrer la route était promptement écarté.

Jusqu’à aujourd’hui.

Le confortable siège de l’actionnaire est en passe de devenir beaucoup moins accueillant, car les demandes d’une démocratie plus affirmée se font entendre de part et d’autre de l’Atlantique. Les syndicats, les responsables politiques et les intellectuels mettent au point des plans visant à insuffler aux entreprises et à l’économie en général plus de démocratie, plus de participation, une voix plus audible aux travailleurs et, partant, plus de contrôle collectif et de propriété.

Les plans et propositions concrets se distinguent par leur diversité, mais ils ont tous quelque chose en commun : ils remettent en question l’idée fondamentale selon laquelle les entreprises doivent être la propriété des actionnaires et que la propriété est synonyme de droit de contrôle. Il s’agit là d’un changement de mentalité puissant.

Commençons par les États-Unis, où Elizabeth Warren et Bernie Sanders espèrent changer le visage du capitalisme. Tous deux font campagne pour devenir le candidat démocrate à la présidence et débordent d’idées. Mme Warren souhaite instaurer une sorte de « capitalisme responsable » où les entreprises ne sont pas uniquement dirigées par et pour les actionnaires, mais par et pour toutes les parties prenantes. Pour ce faire, elle souhaite que les travailleurs élisent 40 % des membres des Conseils d’administration et qu’ils aient leur mot à dire dans les décisions stratégiques de l’entreprise. C’est la codétermination, à la sauce américaine.

M. Sanders prévoit de renforcer le pouvoir des travailleurs par l’intermédiaire des syndicats et d’instaurer plus de démocratie économique dans l’économie dans son ensemble. La liste des mesures proposées permettrait aux syndicats de s’organiser plus facilement au niveau de l’entreprise et d’organiser des actions syndicales. Dans cette optique, il souhaite interdire le remplacement des travailleurs en grève et empêcher les entreprises de forcer les travailleurs à assister aux réunions antisyndicales.

Fait intéressant, il envisage également la mise en place d’une forme de négociation collective sectorielle qui fixerait des minima par secteur d’activité. Son second plan se focalise sur la démocratie d’entreprise et prévoit qu’au moins 45 % des membres du conseil d’administration des grandes entreprises soient élus par les travailleurs, établissant ainsi une banque de propriété des employés et obligeant les entreprises à attribuer jusqu’à 20 % du total des actions aux employés. Toutes ces mesures instaureraient effectivement un contrôle plus démocratique de la gestion des entreprises, mais aussi de leurs investissements et de leurs décisions stratégiques.

Mobilisation d’un soutien pour les travailleurs européens

Au Royaume-Uni, le débat (pas celui sur le Brexit) est actuellement stimulé par les plans et les idées du Parti travailliste de Jeremy Corbyn. Leurs plans misent sur la démocratisation de l’économie à l’aide de formes alternatives de propriété. Les coopératives doivent être encouragées, de même que les magasins et les marchés locaux. Les secteurs dotés de « monopoles naturels » (par exemple le rail, l’énergie et les services postaux) doivent faire l’objet d’un contrôle public (c.-à-d. nationalisées). En outre, une des idées avancées consiste à introduire un type de régime de « droit de propriété » dans le cadre duquel les salariés auraient collectivement le droit de racheter en priorité les entreprises ou usines qui sont mises en vente. De cette manière, les travailleurs pourraient prendre le contrôle d’entreprises en difficulté (avec une certaine aide) et les transformer en véritables coopératives.

Au niveau européen, la Confédération européenne des syndicats (CES) mobilise des soutiens pour amplifier la voix des travailleurs au sein des multinationales européennes. Elle réclame des droits renforcés pour que les travailleurs soient impliqués et consultés au sujet de ce qui se passe dans les entreprises au sein desquelles ils travaillent, et elle souhaite accroître la participation des travailleurs aux conseils d’administration.

Bien qu’il existe de nombreux autres exemples, dans l’ensemble, le tableau est assez clair : le concept de démocratisation des entreprises et de l’économie fait l’objet de sérieuses considérations et réflexions. Malgré leur diversité, tous ces plans ont pour point commun de remettre en question l’une des prémisses fondamentales du capitalisme moderne : que les entreprises doivent être détenues et contrôlées par des actionnaires. Il s’agit d’une idée relativement incontestée depuis plusieurs décennies.

Qui devrait posséder et contrôler les entreprises ?

Les raisons pour lesquelles les actionnaires sont censés disposer d’autant de pouvoir reposent généralement sur le fait qu’ils sont financièrement investis et risquent de perdre leur investissement. Pourtant, comme l’a souligné Isabelle Ferreras, professeure à l’Université catholique de Louvain en Belgique, chaque jour, les travailleurs investissent leur labeur dans les entreprises dans lesquelles ils travaillent. Cet investissement est tout aussi important et devrait donc s’accompagner de droits de propriété.

Pour ce qui est du risque, les investisseurs en capital peuvent ventiler le leur en acquérant des actions dans différentes entreprises. Par contre, pour les travailleurs, il y a une limite à leur capacité d’investir leur travail dans différentes entreprises en occupant plusieurs emplois. Dans cette optique, il n’est que logique de partager, voire de transférer la propriété des actionnaires aux travailleurs.

Même si nous acceptons que les actionnaires doivent être propriétaires, du moins en partie, des entreprises, cela ne signifie pas pour autant qu’ils doivent en avoir le plein contrôle. Notre vie quotidienne est truffée d’exemples où la propriété et le contrôle ne sont pas la même chose.

Examinons-en deux. Premier exemple, louer un bien immobilier consiste à céder le contrôle de la propriété au locataire qui, en échange de son loyer mensuel, reçoit de nombreux droits. En tant que propriétaire, vous ne pouvez pas accéder à votre propriété sans l’accord du locataire, vous ne pouvez pas changer votre propriété à volonté et vous ne pouvez pas non plus annuler votre contrat de location comme bon vous semble. Dans ce cas, la propriété n’est pas synonyme de contrôle total, mais plutôt d’un équilibre entre les deux parties concernées.

Un deuxième exemple nous vient du droit successoral. Lorsque vous décéderez (ce qui arrivera à un moment donné, je suis désolé), votre partenaire gardera le contrôle, par exemple, de la maison où vous viviez ensemble, et ce, même si vos enfants en héritent et que cette maison leur appartient officiellement. Votre partenaire peut utiliser la maison, la transformer, la gérer et en profiter, mais elle n’en est pas propriétaire. Le contrôle ne signifie pas la possession si cela signifie qu’on risque de mettre le partenaire à la rue.

Ce que ces deux exemples ont en commun, c’est que le locataire et le conjoint endeuillé sont tous deux très impliqués dans un bien appartenant à quelqu’un d’autre (le propriétaire, les héritiers), dans la mesure où leurs moyens de subsistance et leurs droits humains sont en jeu. Dans les sociétés démocratiques, cette situation est considérée comme trop précaire et la propriété est donc séparée des droits de contrôle illimités. Lorsque les enjeux sont élevés pour une partie concernée, vous lui donnez un certain contrôle sur la propriété d’une autre partie. Pour moi, ce n’est que du bon sens.

Faire passer les personnes avant les profits

Un raisonnement similaire pourrait et devrait s’appliquer aux entreprises. Il est indéniable que les employés sont concernés par la façon dont les entreprises sont gérées. Leurs moyens de subsistance et leurs droits humains en dépendent. Le fait que les travailleurs jouissent, par exemple, de la liberté d’expression, de la liberté d’association et d’un revenu raisonnable est intrinsèquement lié aux politiques de l’entreprise. Par conséquent, il est logique de leur donner un certain contrôle sur ce qui se passe dans les entreprises dans lesquelles ils travaillent.

De fait, il existe déjà des exemples d’entreprises dont la propriété est séparée du contrôle. Malheureusement, elles sont généralement appliquées aux employés afin de s’assurer qu’ils n’ont pas de contrôle sur l’entreprise. Ainsi, bien que les employés reçoivent parfois des actions de l’entreprise dans le cadre de leur rémunération, il s’agit d’« actions sans droit de vote », ce qui signifie qu’ils sont propriétaires de l’entreprise, sans toutefois avoir le droit de donner leur avis sur sa gestion. Le temps est venu d’inverser cette logique, afin qu’elle ne soit plus utilisée pour inhiber la démocratie au travail, mais bien pour la stimuler.

Enfin, après des décennies de pouvoir incontesté des actionnaires, le vent semble tourner. Nous devons profiter de l’élan créatif actuel pour remplacer l’ancienne mentalité traditionnelle par un nouveau bon sens puissant et émancipateur : tout comme un gouvernement, dans une démocratie, les entreprises doivent être du peuple, pour le peuple et par le peuple.