La pollution des eaux oblige l’Europe à repenser sa politique agricole

La pollution des eaux oblige l'Europe à repenser sa politique agricole

A man angling on a sandbank on the southern shore of the Mar Menor lagoon in the Marina del Carmolí wetland in the autonomous community of Murcia, Spain. The Marina del Carmolí is a protected area into which three important watercourses of the Campo de Cartagena flow – the Miedo, Miranda and Albujón watercourses – and where large amounts of nitrates and sediments from agriculture are dumped

(Ricardo Pérez Solero)
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Le soleil se couche sur la plage de Villananitos et un couple de personnes âgées contemple en silence la lagune de la Mar Menor en Espagne, l’une des plus grandes lagunes d’eau salée d’Europe et une destination touristique de masse très populaire.

En octobre de l’année passée, le couple a vu, incrédule, comment des milliers de créatures marines s’échouaient et mouraient sur le rivage en quête d’oxygène. « Je ne savais pas qu’il y avait autant de poissons ici. Combien il y en avait ! Des crevettes, des daurades, des bars, des gambas… D’énormes anguilles sortaient de l’eau et se débattaient parce qu’elles ne pouvaient pas respirer », raconte María del Carmen Villena, 73 ans, une habitante de Cuenca (à 350 km au nord) qui passe ses vacances dans la municipalité de San Pedro del Pinatar depuis près de 20 ans.

Les estimations finales du gouvernement régional ont conclu que se sont plus de trois tonnes d’animaux morts qui se sont échoués ; ce qui démontrait de manière irréfutable que la Mar Menor était gravement malade. Le phénomène d’eutrophisation, c’est-à-dire la croissance effrénée des algues due à l’accumulation de nutriments, principalement issus des fertilisants agricoles (nitrates et phosphates), a réduit le niveau d’oxygène de l’eau et les intenses pluies d’automne en ont modifié la salinité, ce qui a déclenché la crise écologique.

Ce diagnostic n’a surpris personne après ce qui s’était passé au cours de la catastrophique année 2016, lorsque, après des décennies de détérioration de la qualité de l’eau, la prolifération des algues avait fait virer la Mar Menor au vert et avait bloqué la lumière, entraînant la disparition de 85 % des prairies sous-marines. De nombreuses études scientifiques ont désigné un responsable principal : le nitrate issu de l’agriculture intensive irriguée de la « comarque » (canton) de Campo de Cartagena, qui exporte des fruits et des légumes, principalement vers l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France. Les systèmes d’égouts fragiles de sa côte surpeuplée
et les déversements provenant de l’industrie minière ont également contribué à la pollution de la Mar Menor.

Une sécurité alimentaire efficace, oui, mais qu’en est-il de la sécurité de l’eau ?

La lagune de Murcie ne constitue pas une exception en Europe. Elle est l’un des exemples les plus clairs d’une contradiction dans la politique agricole et environnementale de l’Union européenne (UE) : l’agriculture intensive qui est encouragée menace la durabilité de l’eau et des écosystèmes aquatiques. L’Agence européenne pour l’environnement reconnaît elle-même que la production agricole est l’une des principales sources de pollution des rivières, des lacs, des côtes et des nappes phréatiques, selon un rapport publié en 2018, et ce, malgré l’existence d’une législation spécifique dans le droit communautaire visant à prévenir cette pollution (la directive « Nitrates » de 1991).

La Politique agricole commune (PAC), qui gère les aides directes aux agriculteurs et finance le développement agricole régional dans l’UE, a été particulièrement critiquée dans plusieurs documents européens, car elle ne favorise pas efficacement la transition vers une agriculture plus durable. La PAC, un des piliers fondateurs de la politique communautaire, représentait 34,5 % du budget de l’UE en 2020 (58,12 milliards d’euros, 68,024 milliards de dollars US).

Bruxelles continue actuellement à débattre des propositions législatives pour la nouvelle période de 7 ans de la PAC (2021-2027) pendant laquelle elle cherche à la rendre compatible avec le Pacte vert européen — la feuille de route de la durabilité pour les 30 prochaines années — et avec la Directive-cadre sur l’eau de 2000. L’un des objectifs est de réduire l’excès de nutriments (en particulier le phosphore et l’azote) et l’utilisation d’engrais de, respectivement, 50 % et 20 % à l’horizon 2030.

« La PAC est absolument cruciale si l’on entend répondre à bon nombre des ambitions du Pacte vert européen, notamment la réduction des rejets de nutriments dans l’environnement », nous a déclaré Vivian Loonela, porte-parole du Pacte vert européen, dans un courriel.

La dernière évaluation de la directive sur les nitrates préparée par la Commission européenne pour les années 2012-2015 indique que 19 % des rivières européennes et 26 % des lacs européens souffrent d’eutrophisation.

La Commission reconnaît toutefois que l’intensité des contrôles de l’eau varie considérablement d’un pays à l’autre et qu’ils ne sont pas toujours adaptés aux pressions spécifiques de chaque zone. De plus, certains pays connaissent une « polarisation » des eaux souterraines, c’est-à-dire que la situation des zones les plus propres s’améliore tandis que celle des zones les plus polluées s’aggrave.

Les zones d’élevage intensif telles que la côte atlantique de la Bretagne ou le bassin de la mer Baltique en Europe du Nord ont également connu de graves épisodes d’eutrophisation, qui ont contraint les gouvernements nationaux à reconnaître le problème et l’Europe à réévaluer ses politiques agricoles. Dans ce cas, les excédents de fumier ou d’engrais utilisés pour fertiliser les cultures qui nourrissent le bétail sont lessivés par la pluie ou s’infiltrent dans les cours d’eau et se déversent dans la mer.

Et ce problème ne menace pas seulement l’écosystème marin. Ces dernières années, en Bretagne, la décomposition des algues accumulées sur les plages et les criques, qui libèrent des gaz toxiques d’hydrogène sulfuré, a été associée à la mort de personnes et d’animaux retrouvés effondrés sur les plages.

Mme Loonela déclare que la pollution causée par les nitrates utilisés dans l’agriculture a généralement diminué au cours des deux dernières décennies, mais reconnaît qu’elle « continue de poser des problèmes à de nombreux États membres ». La Commission européenne a ouvert des procédures pour infraction à la directive sur les nitrates contre environ un tiers des États membres et, dans certains cas, comme en Allemagne ou en Grèce, sont allées jusqu’à la Cour de justice de l’UE.

L’Espagne fait également l’objet d’une procédure de ce type qui pourrait la conduire devant les tribunaux européens et aboutir à des sanctions économiques pour le pays. Santiago Pérez, troisième génération d’une famille d’agriculteurs qui cultivent dans la région de Campo de Cartagena, affirme que l’aide européenne a été le principal moteur du développement agricole dans la région et du passage de l’agriculture à l’eau de pluie à l’agriculture intensive irriguée.

« La proportion des aides de Bruxelles en faveur de l’agriculture était considérable : en tout, 50 % des investissements à fonds perdu ont été réalisés dans les machines, la technologie, etc. », déclare M. Pérez lors d’une conversation téléphonique, « [l’Europe] a surtout considéré la sécurité alimentaire », ajoute-t-il.

Pour cet agriculteur de Murcie, le problème des nitrates, par opposition à d’autres contaminants tels que les pesticides, est qu’ils sont beaucoup plus difficiles à suivre. Les produits que vend M. Pérez sont analysés par toutes les grandes surfaces européennes afin de vérifier qu’ils répondent aux normes de qualité et peuvent être tracés jusqu’au producteur, alors que la quantité de nitrates utilisée et le contrôle de leur rejet doivent être mesurés au point d’origine.

« Ce sont les gens qui sont ici qui doivent appliquer les lois, pas l’Europe ; l’Europe donne des lignes directrices. Là-bas, il y a des négociations pour tout », affirme l’agriculteur.

M. Pérez soutient qu’on ne peut pas mettre tout le secteur dans le même panier et qu’on peut pratiquer une agriculture intensive respectueuse de l’environnement, bien qu’il admette que pendant des décennies, « les administrations ont permis qu’un vide juridique persiste ».

En dépit de la responsabilité directe des États membres, le potentiel financier des aides à l’agriculture permet à celles-ci d’être un moteur de changement. Sophie Trémolet, directrice de la sécurité de l’eau en Europe pour l’ONG The Nature Conservancy, souligne que les plus gros investissements européens dans des solutions tenant dûment compte de l’environnement proviennent des subventions à l’agriculture et des mesures agro-environnementales.

« Ces fonds ne sont toutefois pas octroyés de manière coordonnée. Du fait qu’ils sont attribués à des agriculteurs et éleveurs individuels, il n’est pas possible d’investir là où ils seraient le plus efficaces. À l’instar de ce qui survient dans le cas de la Mar Menor, ce qui manque, c’est une vision globale », explique Mme Trémolet.

Dans un rapport de 2019, The Nature Conservancy affirme qu’en règle générale, la PAC n’a pas été efficace dans la lutte contre les problèmes environnementaux que ses propres subventions agricoles et l’utilisation de produits agrochimiques engendrent. En outre, les exigences « vertes » existantes se sont davantage concentrées sur le climat et l’environnement que sur la Directive-cadre sur l’eau.

La Cour des comptes européenne a été particulièrement critique vis-à-vis des paiements dits « verts » de la PAC introduits en 2013. Selon un rapport publié en 2017, les paiements verts prévoient des paiements directs pour les agriculteurs et éleveurs ayant adopté des pratiques respectueuses de l’environnement, mais l’institution estime que leur complexité, le fait qu’ils recouvrent certaines exigences applicables aux autres aides directes et l’absence d’objectifs clairs ont entraîné un impact minimal de la mesure.

Consciente des critiques qu’a essuyées l’un des fleurons de la politique européenne, la Commission européenne a annoncé des réformes majeures dans la nouvelle PAC (2021-2027) : elle durcira la conditionnalité des normes environnementales pour obtenir des aides directes et remplacera les paiements verts par un régime qui encourage et récompense les plans de fertilisation individuels et spécifiques à chaque type de culture. « La proposition de la Commission contribuera à améliorer la gestion de l’azote dans les cultures et les fermes », déclare Mme Loonela.
Néanmoins, les ONG environnementales telles que Greenpeace ne sont pas aussi optimistes quant aux changements proposés en vue de réformer la PAC et de l’harmoniser avec le Pacte vert européen.

D’ici 2027, la Directive-cadre sur l’eau s’est fixé l’objectif ambitieux, prolongé en 2015 et 2021, que toutes les eaux européennes soient en bon état chimique et écologique. Une récente étude de l’Université polytechnique de Valence a estimé à 9 ans le temps nécessaire aux mesures qu’elle propose pour nettoyer la nappe phréatique de la comarque de Campo de Cartagena qui a été contaminée pendant des décennies par des engrais agricoles et qui est reliée à la Mar Menor.

Ces mesures, similaires à celles qui ont été proposées dans une loi adoptée en juillet pour récupérer et protéger la lagune, imposent des restrictions sur l’utilisation des engrais dans tout le bassin et obligent les grandes exploitations à les mesurer. Cette loi établit également une bande de protection de 1.500 mètres entre les cultures et le rivage, où seule l’agriculture écologique et de précision est autorisée à 500 mètres de l’eau.

Sur la plage de Villananitos, Mme Villena regarde le coucher de soleil sans se soucier des projets de l’Europe et du gouvernement. Cette année, l’eau est plus claire que l’année dernière, mais le couple de retraités préfère ne pas se baigner à cause de la mort massive de poissons de 2019. Néanmoins, malgré la rangée de bâtiments qui se dressent à l’horizon, ils savourent le paysage. « C’est un véritable paradis », déclare son mari Pedro Cebrián. « Et le pire, c’est qu’ils ne s’en rendent même pas compte », lui répond-elle.

This article has been translated from Spanish.