La part d’ombre et de lumière des navires autonomes : « On nous les présente comme une amélioration, mais ils vont ruiner l’industrie »

La part d'ombre et de lumière des navires autonomes : « On nous les présente comme une amélioration, mais ils vont ruiner l'industrie »

Hundred-and-fifty-tonne vessels will cross the oceans without a crew. Industrial cities dragging water like tectonic plates. Like metal spectres. That is the future of the maritime sector if we go by its own forecasts.

(Marga Ferrer)

Des monstres de 150.000 tonnes sillonneront les océans sans personnel à bord. De véritables villes industrielles avec des tirants d’eau comme des plaques tectoniques. Comme des spectres de métal. Ainsi se profile l’avenir du secteur maritime si l’on en croit ses propres prévisions.

Cela fait déjà un certain temps que les navires autonomes sont inscrits à l’ordre du jour des compagnies maritimes. De fait, depuis 2017, l’Organisation maritime internationale s’active à garantir le fonctionnement sûr et propre des navires de surface autonomes. L’automatisation avance inexorablement, mais elle exige encore des développements, tant technologiques que réglementaires, pour atteindre la phase finale où les navires seront définitivement déconnectés de l’humain. À l’heure actuelle, près de 100.000 navires naviguent avec un équipage à bord ; ils transportent une grande partie des marchandises produites dans le monde. Les navires et les emplois qui dépendent de la navigation traditionnelle sont nombreux.

Mais le secteur ne s’accroche pas au passé. La Commission de la sécurité maritime de l’OMI a approuvé en juin 2019 des lignes directrices relatives aux essais de navires autonomes. Pour sa part, la Norvège a établi un banc d’essai dans le fjord de Horten et de nombreuses entreprises internationales ont commencé des travaux sur des projets pilotes. Parmi les plus remarquables figurent le Yara Birkeland, un navire norvégien équipé de la technologie de la compagnie Kongsberg dont le développement a été suspendu à cause du coronavirus, l’Eidsvaag Pioneer, un navire qui opère sur la côte norvégienne et qui transporte de la nourriture pour l’aquaculture (il sera automatisé dans le cadre de l’initiative européenne Autoship) et le Mayflower, un navire autonome d’IBM et Promare destiné à traverser l’Atlantique avec une intelligence artificielle à la barre.

Tous ces essais laissent entrevoir des avantages similaires (non sans toutefois susciter des controverses) : des économies sur les coûts de personnel, la suppression des erreurs humaines, l’extension de la zone de chargement et l’élimination des déchets produits par les équipages.

Des contraintes juridiques existent également à différents niveaux. « Les navires autonomes n’existeront pas sans ports autonomes, qui relèvent bien sûr des législations et réglementations nationales en matière de travail », déclare à Equal Times l’ancien marin Branko Berlan, représentant à l’OMI de la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF).

« La problématique est complexe et les pays doivent réglementer de nombreuses autres parties du transport national avant de passer au niveau international. Ensuite, la navigation internationale autonome devra être adoptée et réglementée par des organisations internationales et mise en œuvre à l’échelle mondiale », résume-t-il.

L’obstacle majeur auquel se heurtent les navires autonomes est, dans les faits, leur intégration juridique compliquée dans un secteur particulièrement conservateur. En effet, comme l’a déclaré Henrik Tunfors, conseiller de l’Agence suédoise des transports, dans une interview accordée au podcast Aronnax, il est peu probable que l’OMI adapte sa réglementation avant 2030. D’ici là, il estime que ce sont les drones marins (navires de surface sans équipage [USV] ou télécommandés) qui devraient proliférer sous la tutelle des États côtiers.

Pour le reste, les conventions les plus touchées par la navigation par algorithmes interposés seront celles liées à la sécurité de l’équipage et du navire lui-même. « L’OMI rendra la réglementation moins anthropocentrée : elle abordera la navigation sans équipage en garantissant la limitation de la responsabilité en cas de déversement ou de collision », déclare Olivia Delagrange, avocate spécialisée en droit maritime et partenaire du cabinet Kennedys.

« Pour l’instant du moins, la figure du capitaine sera respectée à distance, ce qui signifie que sa responsabilité civile ou pénale restera intacte. Ensuite, si un jour la navigation autonome venait à s’imposer, le fournisseur du logiciel serait responsable des accidents », ajoute Mme Delagrange. « Il est important de ne pas réduire les garanties environnementales et commerciales ; qu’un navire ne bloque pas le canal de Suez, donnant lieu à une nouvelle guerre du Sinaï », déclare-t-elle. Ces questions devaient être discutées lors de la récente session du CSM de l’OMI (102e), mais le coronavirus a occupé le devant de la scène.

Par ailleurs, sachant que la numérisation du secteur maritime modifie le profil des pirates (qui procèdent désormais à un abordage numérique), l’OMI doit relever le défi qui consiste à prévenir les cyberattaques telles que celle subie par l’armateur Maersk en 2017 pour un dommage estimé de 255 millions d’euros (298 millions de dollars US). Il s’agira de la première grande étape : les nouveaux codes de cybersécurité entreront en vigueur en janvier 2021.

Impact sur l’emploi

Au-delà des aspects juridiques, la multiplication présumée de ces navires autonomes entraîne une contradiction en matière d’emploi : va-t-elle régler la crise de vocation ou détruire massivement les emplois en mer ? Le rapport de la CNUCED sur le transport maritime de 2019 comprend une étude de la Hamburg School of Business Administration qui affirme que l’automatisation créera de nouveaux emplois, mais qu’ils seront différents. « L’automatisation exigera moins de force physique et davantage de compétences en technologies de l’information », indique-t-il.

Dans le même temps, une étude de la direction générale Mobilité et Trasnports de la Commission européenne indique que les innovations technologiques permettront d’offrir du travail aux marins à proximité de leur domicile, car « les activités les plus routinières et les plus dangereuses seront automatisées ». M. Berlan renforce cet optimisme : « Les prévisions indiquent que le commerce maritime va augmenter et que cela va sûrement créer de nouveaux emplois ». Mme Delagrange livre une réflexion similaire lorsqu’elle explique que les vocations en mer ont disparu et que la technologie remplacerait des postes de travail difficiles à pourvoir.

Mais tous les gens de mer ne partagent pas ces prédictions optimistes cependant. « Les navires autonomes vont finir par détruire encore plus d’emplois », déclare Ismael Furió, délégué syndical de la CGT pour l’agence espagnole de sécurité maritime (« Salvamento Marítimo »). « On a constaté la conséquence de leur mise en œuvre, par exemple, avec le service des machines non surveillées : avant, il n’y avait jamais eu de machines non surveillées, mais maintenant il est courant de voir des petits bateaux avec un seul chef mécanicien et un relais dans sa cabine qui l’avertit de toute alerte », explique M. Furió.

« C’est ce qui se passe dans les supermarchés : au début, on vous présente les caisses automatiques comme une amélioration et puis, une fois que vous avez oublié l’employé, il finit par disparaître. Toute cette autonomie provoquera la ruine du secteur, car les équipages seront moins nombreux et les rares emplois disponibles deviendront extrêmement bon marché. De fait, cela se produit déjà étant donné que la marine marchande nous déclare avoir des difficultés à pourvoir chaque année alors qu’en réalité il y a un excès de marins. En fait, ils ne veulent que des marins à 350 euros (423 dollars US) par mois ramenés du Sénégal ».

« Avec ce type de navigation automatisée, on crée des zombies. Il existe aujourd’hui de nombreuses personnes à bord de navires qui passent des mois sans voir personne. Elles travaillent à la maintenance de navires d’un demi-kilomètre et de huit étages avec une douzaine de collègues qu’ils ne croisent jamais. Ils savent qu’il y a des gens seulement parce que le cuistot leur prépare des repas », explique le délégué syndical.

« Après, vous accostez au port, dans des terminaux éloignés de la ville pour que ses habitants ne voient pas que le monde est laid, et vous vous retrouvez seul avec un petit groupe de Philippins devant un distributeur automatique », décrit-il, en référence à la solitude du marin d’aujourd’hui. « Ça aussi, c’est nouveau. Autrefois, il y avait une micro-industrie hôtelière qui vivait des marins qui passaient cinq jours dans les ports à décharger des marchandises.

Aujourd’hui, il faut moins d’une journée pour décharger et vous retournez au bateau parce que si vous tardez trop à remonter à bord, on risque de ne plus jamais vous rappeler », explique M. Furió, qui, dans un tel contexte, éprouve des difficultés à faire du prosélytisme syndical : « Quand les gens transitent par un port, ils ont le feu au derrière et, à la limite, débarquent un moment pour aller acheter du tabac et pas grand-chose d’autre. Pas vraiment le moment qu’un syndicaliste vienne vous prêcher la bonne parole. Le syndicalisme a disparu des navires ».

En ce qui concerne la défense des travailleurs, Branko Berlan propose une idée complémentaire : « L’automatisation transférera la main-d’œuvre aux postes à terre. Là-bas le syndicalisme restera nécessaire. Avec les nouvelles conditions de travail, il sera crucial qu’il y ait une négociation collective », dit-il.

Pavillons de complaisance

En plus de l’extrême solitude des navires de charge, un autre dysfonctionnement de la mer, directement lié à la baisse du coût de la main-d’œuvre mentionnée ci-dessus, est l’utilisation généralisée des pavillons de complaisance. Les sociétés de transport maritime battent des pavillons différents de leur pays d’origine (presque toujours le Panama ou des pays asiatiques), car elles peuvent alors profiter de réglementations plus laxistes.

Quelle sera l’influence de ces pavillons sur les navires autonomes ? « Les pavillons de complaisance se sont multipliés parce qu’ils se traduisent par une réduction des coûts d’équipage ; lorsque l’équipage ne représentera plus un coût, les pavillons de complaisance cesseront de jouer un rôle aussi important », estime Mme Delagrange. « Les pavillons pourraient attirer des personnes moins scrupuleuses sur les questions techniques, qui tentent leur chance avec des bateaux autonomes non conformes aux normes, qui ne disposent pas des garanties nécessaires. Un système connaît des ratés en Norvège à cause du brouillard, mais ils l’envoient au Panama parce que sous ce pavillon, il pourra être mis en fonction, par exemple. L’OMI devra se montrer très prudente en ce qui concerne ces navires », déclare l’avocate.

L’OMI a pour mission de donner une couverture juridique à un secteur (les navires autonomes) qui selon un rapport du cabinet de conseil Thetius, est évalué à 923 millions d’euros annuels (1.100 millions de dollars US), avec une perspective de croissance annuelle de 7 % au bénéfice de la Chine qui détient 96 % des 3.000 brevets liés au transport autonome.

La finalité économique l’emporte donc sur les progrès environnementaux théoriques, puisque selon les experts consultés, ces derniers ne seront réalisés qu’en remplaçant le carburant utilisé par la flotte marchande. Et les bateaux autonomes n’amélioreront pas non plus les prestations dans des fonctions telles que le sauvetage, car « faire sortir des personnes d’embarcations de fortune implique de la psychologie et aussi de voir de près qui souffre d’une crise de nerfs et qui peut s’en sortir tout seul », explique le sauveteur Ismael Furió.

Tout cela, ajouté au développement insuffisant des réglementations et à la crainte d’une perte de contrôle et d’une catastrophe de type de celle du Prestige en 2002 qui a souillé les côtes de la Galice  (la mer ne dispose pas de trajectoires fixes comme c’est le cas pour les avions) signifie que les compagnies maritimes limitent leurs investissements et que les organismes sont prudents quant à l’avenir de la navigation autonome.

« Indépendamment des progrès que nous ferons, nous ne pourrons pas faire naviguer des porte-conteneurs de 400 mètres de long et de 200.000 tonnes sans la présence d’êtres humains à bord », déclarait le PDG de Maersk à Bloomberg en 2018. « La possibilité de retirer les marins de la mer est très lointaine, et je ne parle pas de décennies, mais bien d’un siècle », prédit Branko Berlan pour Equal Times.

Pour l’instant, il est seulement prévu que ces technologies soutiennent les fonctions du navire et de l’équipage avec une éventuelle redondance opérationnelle. Des personnes et des algorithmes cohabitant sur les navires, comme dans le film 2001, l’Odyssée de l’espace. On s’attend également, et cela se produit déjà, à ce que le nouveau profil professionnel du marin exige une formation technologique, de façon que les marins qui n’ont pas les ressources nécessaires pour améliorer leurs compétences seront laissés pour compte à mesure que les innovations sont introduites. « Une grande proportion des personnes à bord appartiennent à des pays qui ne proposent pas d’autres possibilités d’emploi, elles travaillent à très bas prix et leur recyclage professionnel est inexistant : si elles sont remplacées par la technologie, elles retourneront à la masse dont elles sont issues », conclut M. Furió.

This article has been translated from Spanish.