Les effets de diverses élections tenues cette année sont déjà perceptibles. Les électeurs ont restreint le pouvoir du premier ministre indien, Narendra Modi, et du président sud-africain, Cyril Ramaphosa, qui gouvernent désormais en coalition avec d’autres partis. En France, les électeurs ont créé un Front républicain pour contrer la menace d’extrême droite incarnée par le Rassemblement national de Marine Le Pen. Quant aux Britanniques, ils ont élu un gouvernement travailliste mené par le premier ministre Keir Starmer, qui promet de renforcer les droits des travailleurs mis à mal pendant les 14 années de pouvoir des conservateurs.
Les syndicats forment le plus grand mouvement démocratique au monde et occupent une place unique pour définir, défendre et étendre la démocratie. La CSI soutient ce mouvement à travers sa campagne « Pour la démocratie », qui vise à renforcer les principes et les processus démocratiques depuis la base, en veillant à les redynamiser dans trois domaines principaux : sur le lieu de travail, dans la société et au niveau mondial. Sur le lieu de travail, la campagne se concentre sur des droits spécifiques, notamment le droit de grève, le droit de constituer un syndicat et le droit de négocier collectivement. Dans la société, Pour la démocratie soutient les syndicats qui luttent pour les grandes libertés fondamentales et les politiques progressistes au sein des communautés et des États-nations et, dans les institutions mondiales, Pour la démocratie appelle à ce que la voix des travailleurs soit représentée au plus haut niveau des discussions politiques et stratégiques.
On ne saurait trop insister sur le lien existant entre la démocratie et l’amélioration des droits des travailleurs. Lorsque les travailleurs ont du pouvoir sur leur lieu de travail et qu’ils peuvent négocier collectivement avec leurs employeurs, les effets positifs de ce pouvoir représentatif se répercutent sur l’ensemble de la société. Le présent article étudie la force de ce lien en mettant en évidence les corrélations entre l’Indice CSI des droits dans le monde, qui rend compte de la situation des droits des travailleurs à travers le globe, et 10 indices de démocratie. Notre analyse montre que ce lien est indiscutable : dans les pays qui respectent les droits fondamentaux des travailleurs, la démocratie est généralement plus solide et plus durable. Il existe des exceptions, mais il s’agit essentiellement de pays où les pressions démocratiques croissantes font évoluer la situation en faveur des travailleurs.
Les indices permettant de mesurer la démocratie
La CSI a comparé les résultats de son Indice des droits dans le monde 2024 avec 10 indices de démocratie provenant de trois sources différentes : le projet de recherche Varieties of Democracy (V-Dem) de l’Université de Göteborg, en Suède, les Indices mondiaux sur l’état de la démocratie établis par l’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale, également basé en Suède, et les données sur la liberté dans le monde recueillies par le groupe de campagne américain Freedom House.
Ces 10 indices correspondent au nôtre, avec des coefficients de corrélation de 0,69 et plus, la valeur zéro indiquant aucune corrélation et la valeur un une corrélation parfaite. La meilleure adéquation, dont le coefficient de corrélation est de 0,8, est celle de l’indice de démocratie égalitaire V-Dem, qui porte sur les inégalités entre les groupes sociaux[1]. Tous les pays qui détiennent la plus mauvaise note de l’Indice CSI des droits dans le monde (5+) – majoritairement des pays en conflit – affichent des résultats de démocratie égalitaire inférieurs à 0,15 (l’indice est noté de zéro à un). La note 5 de l’Indice CSI va de pair avec un éventail plus large de scores V-Dem, mais la plupart des pays restent en deçà de 0,15, en particulier la Chine et les États du Golfe, plus précisément le Bahreïn, le Qatar, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. À l’autre extrémité, tous les pays les mieux notés (1) dans l’Indice CSI des droits dans le monde obtiennent un score supérieur à 0,7 pour la démocratie égalitaire, avec un record de 0,877 pour le Danemark.
Les quatre pays étudiés sont indiqués en rouge. Le nom des pays et les chiffres de la démocratie égalitaire V-Dem s’affichent en déplaçant le curseur sur les pays.
Ce que les exceptions nous apprennent
Comme le montre le graphique, certains pays font exception, dans la mesure où leur classement dans l’Indice CSI des droits dans le monde est nettement supérieur ou nettement inférieur à ce que leurs résultats V-Dem laissent supposer. Le Royaume-Uni parvient à un score élevé de 0,704 en termes de démocratie égalitaire, mais obtient une note de 4 dans l’Indice CSI, au même titre que le Brésil, l’Éthiopie, l’Indonésie et le Mexique. Pour corroborer ce constat, une étude universitaire commandée par la confédération syndicale britannique Trades Union Congress a révélé qu’au Royaume-Uni, le droit du travail protégeait deux fois moins les travailleurs que celui de la France et qu’il était plus faible que celui d’autres grands pays européens[2].
Cependant, le Royaume-Uni semble prêt à démontrer qu’une démocratie saine peut lutter contre des droits au travail insuffisants. En juillet, le parti travailliste de centre-gauche a remporté une large majorité parlementaire lors des élections générales du pays. Dans son manifeste électoral et dans le premier discours du roi (résumé du programme du gouvernement présenté par le monarque britannique), le parti travailliste a déclaré qu’un projet de loi sur les droits de l’emploi, dont la publication est prévue pour cet automne, interdira les contrats zéro heure « abusifs » ainsi que les licenciements et les réembauches qui caractérisent les contrats des emplois précaires. Il appliquera également les droits du travail dès qu’une personne commencera à travailler et augmentera le salaire minimum du Royaume-Uni[3]. Les détails et les effets de ces changements devront être évalués au fil du temps, mais la tendance va incontestablement vers une amélioration des droits des travailleurs.
Les États-Unis d’Amérique représentent l’autre grande exception de l’Indice CSI des droits dans le monde, avec une note de 4 et un score V-Dem de 0,602 – légèrement inférieur à celui du Royaume-Uni. Depuis les années 1970, l’affiliation syndicale est clairement en déclin aux États-Unis. Deux facteurs expliquent cette tendance : le premier réside dans le changement qui s’opère dans l’économie, qui est passée de l’industrie manufacturière à des industries de services, où la syndicalisation est traditionnellement plus faible. Cette baisse s’est accentuée ces dernières années face à la croissance du secteur technologique et à l’augmentation des emplois précaires, ce qui a contraint les syndicats à trouver de nouveaux moyens d’attirer des membres potentiels. Le deuxième facteur, qui a également commencé à voir le jour dans les années 1970, concerne plutôt la politique : les dirigeants politiques et les législateurs ont adopté des positions de plus en plus hostiles aux syndicats et prôné des politiques plus néolibérales et plus avantageuses pour les entreprises, une attitude en grande partie suscitée et soutenue par les grandes entreprises, à travers de vastes actions de lobbying.
La diminution du nombre de membres syndicaux a eu une incidence majeure sur la vie professionnelle des Américains et a donné lieu à des disparités salariales flagrantes et à la pauvreté au travail. Toutefois, la résurgence de l’activité syndicale et du soutien public aux syndicats de travailleurs qui se profile depuis quelques années est porteuse d’espoir. Au cours de l’année écoulée, une série de votes favorables aux syndicats sur les lieux de travail ont contribué à améliorer les droits des travailleurs depuis la base.
Aux États-Unis, les protections juridiques des travailleurs, y compris en ce qui concerne la reconnaissance des syndicats, ont tendance à tarder à être appliquées et n’ont pas de réelles conséquences pour les employeurs qui les bafouent. Toutefois, le National Labor Relations Board (Conseil national des relations de travail), qui supervise les élections syndicales sur les lieux de travail dans le secteur privé, a adopté des politiques plus propices aux syndicats sous la présidence de Joe Biden. En juillet, le Conseil a déclaré avoir reçu plus de 2 600 demandes d’organisation d’élections syndicales depuis octobre 2023, soit davantage qu’au cours des 12 mois précédents ; 79 % d’entre elles ont d’ailleurs abouti, contre 76 % l’année antérieure et environ deux tiers quelques années plus tôt. Cela a permis de stabiliser le taux de syndicalisation, qui demeure toutefois assez faible, s’élevant à 11 % des travailleurs américains[4].
Ces élections ont entraîné des succès retentissants, comme la reconnaissance du syndicat de l’automobile United Auto Workers (UAW) de l’usine Volkswagen de Chattanooga, dans le Tennessee, avec 73 % des voix. Il s’agit de la première usine automobile du sud des États-Unis à voter en faveur de la syndicalisation depuis les années 1940, et de la première usine appartenant à des intérêts étrangers à voter en ce sens[5]. L’année dernière, l’UAW a également conclu des accords avec les trois grands constructeurs automobiles américains, Ford, General Motors et Stellantis, et pris l’engagement d’appliquer les accords nationaux existants sur les nouveaux sites de production de véhicules électriques et de batteries, tels que Ultium Cells de General Motors[6].
Certains pays beaucoup moins démocratiques obtiennent de meilleurs résultats que le Royaume-Uni et les États-Unis dans l’Indice CSI des droits dans le monde. En juillet, le président du Rwanda, Paul Kagame, a été réélu avec plus de 99 % des voix, étant donné que plusieurs candidats potentiels n’ont pas pu se présenter aux élections[7]. Sans surprise, le score de démocratie égalitaire du V-Dem pour le Rwanda est faible (0,183), mais le pays obtient une note plus positive (3) dans l’Indice CSI, qui fait état de protections juridiques essentielles pour les travailleurs, notamment le droit de constituer des syndicats et le droit de négociation collective. En outre, la loi impose la signature d’un contrat de travail à l’issue de 90 jours d’embauche. Ce contrat doit mentionner clairement les heures de travail, le salaire, les prestations sociales et la rémunération des heures supplémentaires, ainsi que les procédures de règlement des différends et les obligations de l’employé et de l’employeur. Il apparaît également dans le classement de l’Indice que les travailleurs rwandais bénéficient de prestations de maladie et de maternité et de mesures contre la discrimination. Cependant, bien que la loi protège les droits fondamentaux des travailleurs, une dynamique sociétale plus générale, influencée par l’histoire récente du pays, porte atteinte à l’exercice de ces droits. Par exemple, les militants syndicaux du pays se disent préoccupés de voir parfois diminuer l’espace dédié à l’action syndicale dans le cadre de l’application stricte de la loi, du dialogue professionnel et du système de gestion des conflits du travail.
Singapour, qui doit élire un nouveau gouvernement d’ici novembre 2025, fait aussi figure d’exception. Le pays se classe dans la catégorie 2 de l’Indice CSI des droits dans le monde, au même titre que des démocraties fortes comme la France et le Japon, mais n’obtient que 0,357 en termes de démocratie égalitaire et des scores encore plus faibles pour d’autres mesures du V-Dem. La cité-État est dominée depuis des décennies par le Parti d’action populaire et, bien que les élections elles-mêmes soient largement exemptes d’irrégularités, ce parti profite d’avantages injustes, à savoir des médias pro-gouvernementaux, des restrictions à la liberté d’expression et d’importants obstacles financiers au sein du système électoral, selon l’organisation Freedom House[8].
En revanche, Singapour offre à ses citoyens des niveaux relativement élevés de liberté sur le lieu de travail. Le pays interdit la discrimination antisyndicale et reconnaît la liberté syndicale dans sa Constitution, bien que celle-ci soit strictement réglementée. Le droit de grève est reconnu dans le droit du travail, mais interdit aux employés du secteur public, des hôpitaux, des ports et des compagnies aériennes, ainsi qu’aux travailleurs indépendants, entre autres restrictions[9].
Les travailleurs sont le moteur des démocraties et le ciment des communautés
Un niveau élevé de démocratie ne garantit pas nécessairement les droits des travailleurs, comme le montrent le mauvais classement du Royaume-Uni et des États-Unis dans l’Indice CSI des droits dans le monde et le recul du classement moyen des pays européens (bien que moins important que dans la plupart des pays) au cours de la dernière décennie. La démocratie fournit des outils qui peuvent améliorer les droits des travailleurs, mais encore faut-il que les militants s’emparent de ces outils et les utilisent.
Lorsque c’est le cas, les résultats sont généralement positifs et, dans la majeure partie des pays, il existe un lien entre le renforcement de la démocratie et l’amélioration des droits des travailleurs. La raison est simple : la plupart des électeurs sont des travailleurs et 60 % des personnes en âge de travailler occupent ou cherchent un emploi, d’après l’Organisation internationale du travail[10]. En outre, les travailleurs et les retraités sont des membres estimés des réseaux familiaux et communautaires vis-à-vis des personnes dépendantes et des personnes avec qui ils partagent des responsabilités mutuelles. Dans les pays démocratiques qui votent au suffrage universel, les citoyens ont tout intérêt à soutenir des droits des travailleurs forts car, ce faisant, ils subviennent à leurs propres besoins ou à ceux des personnes dont ils dépendent.
En cette année charnière pour la démocratie, la campagne Pour la démocratie de la CSI soutient les actions des syndicats du monde entier visant à renforcer la démocratie sur les lieux de travail, dans la société et au sein des institutions mondiales. Ainsi, elle adresse un message clair aux employeurs, aux gouvernements et aux organisations internationales : ils doivent placer les intérêts des travailleurs et des travailleuses au-dessus des intérêts particuliers.
[1] Issu de « The V-Dem dataset », V-Dem, mars 2024. https://v-dem.net/data/the-v-dem-dataset/
[2] Tim Sharp, « UK needs massive workers’ rights boost to match global norm » (Le Royaume-Uni a besoin d’un renforcement massif des droits des travailleurs pour s’aligner sur la norme mondiale), Trades Union Congress (Royaume-Uni), 2 août 2024. https://www.tuc.org.uk/blogs/uk-needs-massive-workers-rights-boost-match-global-norm
[3] Bureau du premier ministre, « Ten things to know from the King’s Speech » (Dix éléments à retenir du discours du roi), GOV.UK (site web officiel du gouvernement britannique), 17 juillet 2024. https://www.gov.uk/government/news/ten-things-to-know-from-the-kings-speech
[4] Daniel Wiessner, « US union organizing, and unions’ election win rate, is surging, NLRB says » (Aux États-Unis, la syndicalisation et le succès des élections syndicales sont en hausse, déclare le NLRB), 17 juillet 2024: https://www.reuters.com/legal/litigation/us-union-organizing-unions-election-win-rate-is-surging-nlrb-says-2024-07-17/
[5] Tom Krisher et Kristen Hall, « Tennessee Volkswagen employees overwhelmingly vote to join United Auto Workers union » (Les employés de Volkswagen dans le Tennessee votent massivement en faveur de l’adhésion au syndicat United Auto Workers), Associated Press, 20 avril 2024. https://apnews.com/article/volkswagen-union-vote-united-auto-workers-chattanooga-51544590d8a06efddfa2f6ac7db00fbe
[6] « Ultium members vote 98% to ratify contract that sets new standard for EV industry » (Les membres d’Ultium votent à 98 % en faveur de la ratification d’un contrat qui établit une nouvelle norme dans le secteur des véhicules électriques), United Auto Workers, 17 juin 2024. https://uaw-newsroom.prgloo.com/press-release/video-ultium-members-vote-98-percent-to-ratify-contract-that-sets-new-standard-for-ev-industry
[7] « Rwanda’s Kagame wins fourth term with 99.18% of the vote, provisional results show » (Le président rwandais Paul Kagame remporte un quatrième mandat avec 99,18 % des voix, selon des résultats provisoires), France 24, 18 juillet 2024. https://www.france24.com/en/africa/20240718-rwanda-s-kagame-wins-fourth-term-with-99-18-of-the-vote-provisional-results-show
[8] « Singapore », Freedom in the World 2024, Freedom House. https://freedomhouse.org/country/singapore/freedom-world/2024
[9] « Singapour », CSI. https://survey.ituc-csi.org/Singapore.html?lang=fr
[10] Page 27, « Emploi et questions sociales dans le monde: Tendances 2024 », Organisation internationale du travail. https://www.ilo.org/fr/publications/flagship-reports/emploi-et-questions-sociales-dans-le-monde-tendances-2024