L’obsession pour la croissance économique contribue-t-elle à une crise mondiale de la santé mentale ?

Dans un rapport intitulé L’économie du burnout : pauvreté et santé mentale, sorti en 2024, le rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Olivier De Schutter, a mis en lumière un problème souvent ignoré : nos sociétés capitalistes, obsédées par la croissance économique, sont confrontées à une crise mondiale de santé mentale. Celle-ci frappe particulièrement les plus défavorisés, exposant les limites d’un modèle économique qui valorise les indicateurs financiers au détriment du bien-être humain.

Quels sont les effets pervers de la poursuite effrénée de la croissance économique ?

Depuis la révolution industrielle, la croissance économique est perçue comme un moteur indispensable au progrès. Les gouvernements, les entreprises et les institutions internationales adoptent des politiques qui privilégient l’augmentation du PIB, souvent au détriment des dimensions sociales et écologiques.

Mais cet objectif omniprésent a un coût humain. La compétition acharnée, les longues heures de travail et l’instabilité économique créent des conditions propices à l’anxiété, à la dépression et à d’autres troubles mentaux. Ainsi, dans les pays membres de l’OCDE, entre un tiers et la moitié des nouvelles demandes de prestations d’invalidité seraient motivées par des problèmes de santé mentale. Chez les jeunes adultes, cette proportion est estimée à plus de 70 %, peut-on lire dans le rapport.

Pourquoi les personnes à faibles revenus sont-elles plus touchées par les troubles mentaux ?

La relation entre la pauvreté et la santé mentale est bien documentée. D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), alors que 970 millions de personnes (11 % de la population mondiale), souffrent de troubles mentaux, « les personnes à faibles revenus sont jusqu’à trois fois plus susceptibles de souffrir de dépression, d’anxiété et d’autres maladies mentales courantes que les personnes aux revenus les plus élevés ».

Les personnes vivant dans l’extrême pauvreté sont exposées à des facteurs de stress chronique, à cause du manque de sécurité financière, du manque d’accès à des services de santé mentale et aussi à cause de la stigmatisation sociale.

L’épidémie d’épuisement professionnel (ou « burnout ») chez les cols blancs est-elle aussi liée à ce système économique ?

L’exigence constante de productivité, combinée à une déconnexion croissante entre le travail accompli et le sens qu’il porte, alimente un sentiment de vide et d’épuisement. Les longues heures, les objectifs souvent inatteignables et les environnements de travail stressants créent un terrain fertile pour le burnout. Cette pression n’est pas seulement ressentie dans les grandes entreprises : même les petites structures et les travailleurs indépendants sont piégés par les exigences d’un système économique qui valorise les performances à tout prix, au détriment du bien-être individuel. Concernant la santé mentale liée au travail, l’OMS indique que seuls 35 % des pays déclarent disposer de programmes nationaux de promotion et de prévention pour les travailleurs.

Comment peut-on réévaluer nos priorités économiques pour favoriser le bien-être ?

Les économistes et les décideurs politiques devraient adopter des modèles qui valorisent le bien-être, tels que les indicateurs de bonheur national brut (BNB), (inspirés du Bhoutan), des politiques de protection sociale renforcées, incluant un accès universel à des soins de santé mentale. En moyenne, les États ne consacrent que 2,1% de leurs dépenses de santé à la santé mentale, estime l’ONU.

C’est l’organisation de l’économie elle-même qui doit être repensée en replaçant l’humain en son centre. Le rapport onusien explique en effet en détail comment les changements dans les conditions de travail et les mesures de « flexibilisation» du travail ont joué un rôle majeur dans l’augmentation des problèmes de santé mentale affectant les personnes à faibles revenus, car elle entraîne une diminution des contrats de travail à long terme, une augmentation du travail à temps partiel « occasionnel » ou « indépendant » et une réduction des salaires et des protections des travailleurs. M. De Schutter souligne que, dans l’économie numérique actuelle, qui fonctionne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, il est parfois moins risqué pour la santé mentale d’être au chômage que d’accepter un emploi précaire ; car l’insécurité, l’absence de salaire décent et les horaires imprévisibles rendent impossible un équilibre sain entre vie professionnelle et vie privée.

Quelles initiatives peuvent être prises pour contrer cette crise ?

Certaines initiatives existantes montrent qu’un changement est possible : L’Islande par exemple a adopté avec succès une semaine de travail de quatre jours sans réduction de salaire, améliorant le bien-être des employés. En Nouvelle-Zélande, l’ancienne première ministre Jacinda Ardern avait proposé en 2019 un « budget basé sur le bien-être », pour montrer une voie alternative dans l’élaboration des politiques publiques.

Le Rapporteur spécial appelle également les gouvernements à mettre en place des réglementations garantissant un travail décent et un salaire décent, en introduisant par exemple un revenu de base universel et des horaires de travail plus prévisibles. Il souligne l’importance d’une approche « biopsychosociale » et de la participation des personnes concernées à la conception des politiques. Enfin, il recommande de faciliter l’accès aux espaces verts, favorisant ainsi une reconnexion avec la nature, ce qui peut avoir des effets bénéfiques sur le bien-être mental.