L’inquiétante augmentation des abandons en mer de marins, malgré la mobilisation des syndicats et ONG

L'inquiétante augmentation des abandons en mer de marins, malgré la mobilisation des syndicats et ONG

While some shipowners acting in good faith try to solve the problem as best they can, for others, crew abandonment is an organised practice. In this April 2019 photo, seafarers work on their ship.

(Sailors’ society/Andy Scaysbrook)

«Je ne pensais pas que le destin serait si dur avec moi ». Sahabaj Khan, marin indien, n’aurait jamais cru vivre cette situation. Avec trois autres travailleurs de la mer, ils sont restés coincés près de deux ans sur deux bateaux d’une compagnie indienne, sans électricité, sur un bâtiment infesté de cafards, à quelques kilomètres du port de Mumbai. « J’ai commencé à travailler le 18 décembre 2018, puis, en mars [2019], j’ai entendu que la compagnie pour laquelle je travaillais traversait une passe difficile. L’armateur était incapable de rembourser ses prêts. Puis tout s’est emballé », raconte le jeune homme. Les officiers en poste quittent alors les navires et quatre marins, dont Sahabaj Khan, doivent rester à bord pour continuer à prendre en charge la maintenance. Le début du calvaire. Le marin ne pourra débarquer de sa prison flottante qu’en février 2021, avec qu’une partie des salaires dus et grâce à l’aide de l’organisation Sailors’ Society.

Cette situation, des centaines de travailleurs de la mer à travers le monde l’ont connue. L’un des cas les plus emblématique est celui des marins du MT Iba, coincés 43 mois (environ 3 ans et demi) au large des Émirats arabes unis. Une problématique bien connue du transport maritime, selon la Convention du travail maritime (MLC) de 2006, un marin est considéré comme « abandonné » lorsque son armateur ne peut plus assurer le coût de son rapatriement, le laisse sans soutien ou coupe tout lien avec lui, notamment en ne lui versant plus de salaire, durant au moins deux mois.

Et les cas semblent être de plus en plus fréquents, notamment avec la pandémie de coronavirus. En 2020, le nombre d’abandons a doublé avec 85 cas déclarés, contre 40 en 2019, selon les chiffres compilés par l’Organisation internationale de Travail (OIT) et l’Organisation maritime internationale (OMI). Depuis le début de l’année 2021, 26 dossiers ont déjà été recensés.

« Dans la plupart des cas, les équipages sont abandonnés après une décision financière délibérée des armateurs, qui cherchent à éviter des problèmes tels que la faillite, l’insolvabilité ou la saisie de leur navire par les créanciers », détaille à Equal Times un porte-parole de l’OMI.

« Dans certains cas, ils trouvent le coût de mise en état de leurs bateaux trop élevé et abandonnent le navire et son équipage ».

Pour mettre un terme à ces pratiques, la MLC indique que les pays signataires « doivent faciliter le rapatriement des marins œuvrant à bord d’un bateau ainsi que leur remplacement », détaille le porte-parole. « Les États-membres ne peuvent pas refuser le droit au rapatriement d’un marin en raison de la situation financière de son armateur ou en raison de son incapacité ou de son refus de remplacer le marin ».

Un texte renforcé en 2017, avec l’adoption d’un amendement prévoyant un « dispositif de garantie financière rapide et efficace pour indemniser les gens de la mer en cas d’abandon ou d’incapacité de longue durée causés par un accident du travail ou de décès ». Une mesure qui ne couvre toutefois que quatre mois de salaire, quand les situations peuvent s’éterniser sur des mois ou des années.

Stress, solitude et anxiété

Depuis 2006, ces mesures ont été ratifiées par 97 pays, représentant plus de 90 % des flottes mondiales. Mais le chemin est encore long : certains États, dont les ports sont parmi les plus actifs au monde, refusent de signer le texte. C’est le cas des pays du Golfe, et notamment des Émirats arabes unis, où les abandons se sont multipliés ces dernières années. Selon la base de données de l’OIT, près de 40 navires ont été abandonnés aux Émirats arabes unis depuis 2017, contre six à Taïwan et cinq en Espagne. Les armateurs profitent ainsi du manque de régulation des pays pour y abandonner leurs équipages.

C’est là qu’interviennent les organisations de défense des marins comme la puissante Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF), et des structures comme Mission to Seafarers ou Sailor’s Society. Les abandons concernent plus souvent des « compagnies de petite à moyenne taille, avec une flotte ne dépassant pas dix bateaux », détaille Andy Bowerman, directeur régional au Moyen-Orient de Mission to Seafarers.

Si certains armateurs, de bonne foi tentent de résoudre le problème du mieux qu’ils peuvent, pour d’autres, l’abandon d’équipage est une pratique organisée. Les marins se retrouvent alors « sur des côtes étrangères sans revenus et sans moyens pour acheter de la nourriture, de l’eau ou d’autres produits de première nécessité. Le stress, la solitude et l’anxiété qu’ils éprouvent peuvent être immenses », détaille à Equal Times Sara Baade, CEO de Sailors’ Society.

« Souvent, le navire lui-même est en mauvais état, le propriétaire ne peut pas - ou ne veut pas - investir l’argent nécessaire pour le réparer et la situation devient incontrôlable ». Certains marins ne peuvent jamais atteindre un port : les pays leur refusent des visas leur permettant de débarquer, ne serait-ce que pour se ravitailler en eau et en nourriture.

Quatre ans seul en mer

Face à une situation d’abandon, les travailleurs n’ont souvent qu’une seule monnaie d’échange pour négocier leur salaire : leur navire. « Le bateau vaut, généralement, beaucoup d’argent », précise Andy Bowerman. « C’est le cas d’un équipage que nous aidons sur un pétrolier de 500 tonnes, âgé d’environ 10 ans et qui vaut probablement près de quatre millions de dollars. L’équipage sait que le seul moyen de pression que nous avons pour négocier le versement des salaires, c’est le navire ». Cela crée des « situations sans fin et mène à des cas comme ce Syrien resté pendant des années sur son bateau », déplore-t-il.

Mohammed Aisha est en effet resté coincé quatre ans sur le MV Aman. En mai 2017, son navire est immobilisé par les autorités portuaires égyptiennes en Mer rouge faute d’avoir pu présenter des certificats et des équipements de sécurité à jour. Le marin est alors reconnu « garde légal » du navire et son passeport a été gardé par les autorités. Il reste seul à bord, sans électricité, après le rapatriement de l’équipage en 2019.

En avril dernier, il racontait à la BBC : « Je dois rejoindre la côte à la nage tous les deux ou trois jours pour recharger mon téléphone et trouver de la nourriture et de l’eau ».

Face à sa situation et pour lui permettre de rentrer chez lui, l’un des représentant de l’ITF a décidé, mi-avril, de prendre la place du marin, tandis que le bateau a fini par être mis aux enchères, en mars.

Si Mohammed Aisha a pu rejoindre sa famille, d’autres n’ont pas cette chance. C’est le cas du capitaine turc, Vehbi Kara, coincé dans le port égyptien d’Adabiya à bord du MV Mete depuis juin 2020. Car certains travailleurs restent prisonniers sur leurs bateaux : considérés comme les représentants légaux de leurs bâtiments, ils sont responsables de la sécurité à bord et son contraints de rester sur ces navires jusqu’à leur vente à un repreneur. « Malheureusement le processus légal n’est pas toujours rapide et peut durer pendant des mois ou des années », déplore Sara Baade.

« Quelle est la faute du marin ? »

Des situations qui pourraient être bien plus nombreuses que les chiffres donnés par la base de données de l’OIT. « Le problème pour nous est que les équipages n’osent parfois pas alerter sur leur situation », détaille Andy Bowerman. « Ils peuvent rester durant des semaines, des mois, sans rien signaler ». D’autres dossiers ne sont jamais déclarés à l’OIT, traités directement par les organisations de défense des marins. « Parfois, il vaut mieux ne pas signaler un cas, si vous pensez que l’entreprise tente réellement de résoudre le problème », précise le responsable de Mission to Seafarers qui traite de situations particulièrement difficiles. « Aux Émirats arabes unis, nous marchons sur une ligne assez fine. Si nous exerçons une pression trop importante, la réalité est que nous risquons d’être forcés de quitter le pays ».

« Les marins ont besoin d’être mieux protégés », affirme de son côté Sahabaj Khan. « Ils devraient être informés de la situation des armateurs et ne devraient pas avoir de problèmes lors de la faillite de leur employeur ». Face à ces situations « que peut faire un marin ? Quelle est sa faute ? » s’interroge-t-il. « Il n’a en réalité fait que son travail, il ne devrait pas avoir à payer pour ça. Durant ces deux années à bord, malgré nos ennuis, nous avons continué à faire notre travail, à prendre soin des navires, même durant les périodes de mousson, sinon la situation aurait pu devenir fatale pour nous ou d’autres bateaux près de nous ».

Les drames comme celui de Sahabaj touchent une profession pourtant indispensable au commerce mondial : 90 % des biens transitent via le transport maritime ou fluvial. Mais l’épidémie de coronavirus a largement fragilisé les 1,6 million de marins à travers le monde. Contrats plus long, salaires plus bas, abandons en hausse… la liste des difficultés s’allonge. Pourtant Sahabaj Khan l’affirme, il repartira en mer. «Les phases difficiles nous apprennent de dures leçons », estime-t-il. Il conseille toutefois aux marins qui pourraient être confrontés à ce genre de situation de s’affilier à un syndicat afin d’être mieux protégés.

Face à la multiplication des abandons, une nouvelle réunion doit également avoir lieu, en juillet 2021 entre l’OIT et l’OMI pour tenter de trouver des solutions et mieux aider les travailleurs de la mer dans ces situations. Si de nouvelles propositions sont à l’étude, elles ne devraient pas entrer en vigueur avant 2022, alors que des centaines de marins attendent, parfois depuis des années, de pouvoir enfin retrouver leurs familles.

This article has been translated from French.