L’Argentine à la croisée des chemins: Point de vue des syndicats un an après l’élection de Javier Milei

En tant que syndicalistes, nous représentons les travailleurs et les travailleuses qui, par leur travail, soutiennent l’économie. Nous représentons aussi les familles, qui aspirent à un avenir meilleur, et les communautés, dont la survie dépend de la force collective.

Credit: JUAN MABROMATA AFP

Un an après les élections présidentielles, l’Argentine est confrontée à une situation répréhensible: les politiques de Javier Milei ont plongé les travailleurs et les populations vulnérables dans une situation encore plus difficile.

En dépit de l’importance qu’occupait son plan anarcho-capitaliste dans les médias traditionnels et de ses promesses de prospérité économique et de réduction de l’inflation, la thérapie de choc économique de Javier Milei se traduit par un coût social indéniable.

Le tissu social mis à rude épreuve

L’administration de Javier Milei a ébranlé les fondations mêmes du contrat social argentin en matière de droits du travail et de droits civils, et aggravé les inégalités à force de réduire les dépenses publiques, de criminaliser la contestation et de donner davantage de pouvoir aux intérêts des entreprises.

Des coupes équivalant à 4 % du PIB ont été opérées sur les pensions, les salaires du secteur public, les programmes de protection sociale et les travaux publics, c’est-à-dire l’oxygène des communautés qui reposent sur les infrastructures et les services sociaux. L’élimination quasi-totale des dépenses d’infrastructure a non seulement interrompu les travaux d’entretien essentiels, mais aussi détruit des centaines de milliers d’emplois dans le secteur de la construction et les industries connexes.

Les pensions, qui constituaient auparavant un filet de sécurité primordial, ont perdu 22 % de leur pouvoir d’achat en l’espace d’un an seulement. Les subventions allouées aux secteurs publics de l’éducation, de la science, des transports et de l’énergie – capitales pour des millions de ménages – ont été drastiquement réduites. Parallèlement, ces réductions ont été assorties d’allègements fiscaux pour les Argentins les plus riches, ce qui n’a fait que creuser un peu plus le fossé entre les riches et les pauvres.

Pauvreté et inégalité

Depuis l’entrée en fonction de Javier Milei en décembre 2023, la pauvreté a fortement augmenté. Selon les données de l’Institut national des statistiques et du recensement (INDEC), 52,9 % de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté au premier semestre 2024, soit une augmentation de 11,2 points de pourcentage par rapport aux 41,7 % enregistrés au second semestre 2023.

Les personnes vivant dans l’extrême pauvreté, c’est-à-dire dans l’incapacité de se procurer des aliments de base, représentaient 18,1 % de la population au cours de la même période.

La répartition inégale des revenus est devenue alarmante en Argentine. Les 10 % les plus riches contrôlent désormais 33 % du revenu national, tandis que les 10 % les plus pauvres survivent à peine avec 1,8 %. Le coefficient de Gini, qui permet de mesurer l’inégalité, est passé de 0,417 à 0,436 en un an, mettant en évidence l’écart grandissant entre les quelques privilégiés et la majorité marginalisée.

Cette polarisation va au-delà de l’économie et divise la société en termes d’opportunités, d’accès et d’espoir.

Pour les jeunes travailleurs, les perspectives sont bien sombres. Le chômage des jeunes a augmenté, ce qui contraint bon nombre d’entre eux à occuper des emplois informels ou à travailler sur des plateformes qui manquent de stabilité ou de protection. Les familles qui aspiraient autrefois à une mobilité ascendante doivent aujourd’hui envoyer les conjoints et les adolescents sur le marché du travail simplement pour parvenir à joindre les deux bouts.

Les travailleurs en état de siège

Le chômage a atteint 7,6 %, tandis que le sous-emploi a grimpé à 20 %, obligeant de nombreuses personnes à cumuler plusieurs emplois précaires pour survivre. Les salaires réels ont chuté à tel point que le salaire minimum couvre désormais moins de 30 % des dépenses de base et 50 % des besoins alimentaires de base.

Un petit nombre de travailleurs des industries orientées vers l’exportation obtiennent certes de modestes gains, mais la majorité des travailleurs employés dans des secteurs décimés par l’austérité sont exclus de ces avantages.

Les réformes du travail prévues dans la « loi de base » controversée ont mis à mal des droits durement acquis depuis des décennies. Les changements résident dans l’allongement des périodes d’essai, la réduction des indemnités de licenciement et l’encouragement à l’embauche de « collaborateurs indépendants » – un euphémisme pour désigner les travailleurs privés de droits du travail.

Ces mesures sont une tentative évidente d’affaiblir les syndicats et de saper la négociation collective, ce qui rend les travailleurs plus vulnérables à l’exploitation.

Criminalisation de la contestation

L’administration de Javier Milei a non seulement marginalisé les travailleurs, elle a aussi activement supprimé leur droit de manifester. De nouvelles lois imposent des sanctions sévères aux organisateurs de manifestations sociales, notamment des peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à six ans.

La police est autorisée à disperser les manifestants et à les menacer de suppression de l’aide sociale versée par les autorités s’ils résistent. Entre-temps, le budget de la sécurité intérieure a considérablement augmenté. Ces actions s’inscrivent dans le cadre d’une attaque plus générale contre les syndicats, et les dirigeants syndicaux font l’objet de campagnes de diffamation et de harcèlement institutionnel.

Cette répression, amplifiée par une armée parallèle de « trolls » sur les réseaux sociaux, rappelle sans ménagement que le gouvernement de Javier Milei privilégie les intérêts du capital plutôt que les droits de la population. En étouffant la contestation, il cherche à réduire au silence les voix qui s’expriment pour défendre l’équité et la justice.

Effets de l’inflation et de la comptabilité créative

Le gouvernement affirme avoir agi pour réduire l’inflation, mais la réalité est tout autre pour les travailleurs. L’inflation continue d’accabler les citoyens au quotidien, en particulier pour les produits de première nécessité comme la nourriture et les services publics, qui ont connu les plus fortes hausses de prix. En utilisant un système de mesure de l’inflation obsolète, le gouvernement occulte l’ampleur réelle de la crise, ce qui ne fait qu’éroder la confiance à l’égard des institutions publiques.

La « comptabilité créative » s’étend également à la politique budgétaire. Les excédents annoncés excluent des milliards de pesos de contributions impayées, ce qui n’apporte aucun soulagement réel aux travailleurs, qui voient leurs revenus continuer de perdre de la valeur.

Quels sont les enjeux ?

L’expérience économique de Javier Milei marque une rupture brutale avec les traditions argentines de solidarité sociale et d’engagement pour les droits et l’autonomisation des travailleurs. Ses politiques démantèlent les mécanismes qui soutenaient autrefois une croissance généralisée et les remplacent par une approche étroite de l’efficacité axée sur le marché, en faisant l’éloge des monopoles, comparés à des « héros ».

Mais à qui cette efficacité profite-t-elle ? Aux travailleurs qui se battent pour nourrir leur famille ? Aux retraités dont les économies ne valent plus qu’une fraction de ce qu’elles valaient autrefois ? Aux jeunes qui entrent sur un marché du travail dépourvu d’opportunités ?

L’histoire montre que de telles expériences sont rarement couronnées de succès. L’Argentine a déjà connu des tentatives de restructuration néolibérale du même ordre, qui ont échoué et laissé des stigmates durables: augmentation de la pauvreté, affaiblissement des institutions et dégradation de la cohésion sociale.

L’administration de Javier Milei, focalisée sur les gains à court terme pour l’élite et tributaire de la spéculation financière internationale, reste sourde aux dommages à long terme infligés aux bases mêmes de la société argentine.

La voie à suivre

Notre rôle de syndicalistes nous porte à présenter une vision alternative ancrée dans l’équité, l’inclusion et la dignité. Nous devons militer pour:

  • Le rétablissement des droits du travail: Protéger la négociation collective et veiller à ce que chaque travailleur et travailleuse soit traité avec respect et équité.
  • La reconstruction des services publics: Investir dans l’éducation, la science, la santé et les infrastructures pour créer des emplois et améliorer le niveau de vie.
  • La lutte contre les inégalités: Mettre en œuvre une fiscalité équitable et des politiques de redistribution pour combler le fossé entre les riches et les pauvres.

Les trois principaux syndicats argentins saisissent le Comité de la liberté syndicale de l’OIT au sujet de la violation des conventions 87 et 98 de l’OIT et de plusieurs normes constitutionnelles de la part du gouvernement.

La lutte pour les droits des travailleurs est une lutte pour les fondations de l’Argentine. Nous ne pouvons pas permettre que la présidence de Javier Milei laisse en héritage des familles déchirées, des rêves brisés et des opportunités perdues.