Huit ans après l’incendie meurtrier d’une usine textile à Karachi, le combat pour obtenir justice n’est pas terminé

Huit ans après l'incendie meurtrier d'une usine textile à Karachi, le combat pour obtenir justice n'est pas terminé

Saeeda Khatoon, who lost her son Aijaz in the 2012 Ali Enterprises factory fire in Karachi, stands by a photographic tribute to the more than 250 garment workers who lost their lives in the fire.

(ECCHR)

Le 22 septembre 2020, presque huit ans jour pour jour après le plus grave incendie industriel du Pakistan, dans lequel 264 travailleurs de l’habillement ont été tués et plus de 60 autres blessés dans la capitale commerciale, Karachi, un tribunal antiterroriste a condamné deux hommes à la pendaison pour incendie criminel.

Cependant, pour Saeeda Khatoon, présidente de l’association des victimes de l’incendie de l’usine Ali Enterprises (Ali Enterprises Factory Fire Affectees Association, AEFFAA), organisation regroupant les survivants et les familles des victimes, le verdict rendu est une « parodie de justice ».

Mme Khatoon, dont le fils unique, Aijaz Ahmed, 18 ans, a péri dans le brasier qui, le 11 septembre 2012, a ravagé les quatre étages de l’usine de vêtements Ali Enterprises dont le principal client était la chaîne de prêt-à-porter allemande KiK, a déclaré à Equal Times : « J’avais peu d’espoir que les tribunaux punissent les propriétaires de l’usine, qui sont pourtant responsables des 260 morts en raison de normes de sécurité déficientes. » Le verdict a néanmoins été un coup dur pour les familles, les survivants et les défenseurs qui ont attendu huit ans pour obtenir justice.

L’incendie s’est déclaré vers 18 heures, mais il a fallu 24 heures aux secours pour extraire le corps d’Aijaz du sous-sol obscur et sans fenêtre, d’où personne ne serait sorti vivant. Ailleurs dans l’usine, des centaines de travailleurs ont péri après s’être retrouvés coincés derrière des portes verrouillées et des fenêtres à barreaux, tandis que d’autres ont réussi à sauter des rares fenêtres qui n’étaient pas grillagées. Il n’y avait pas d’alarme incendie, pas d’extincteurs et une seule sortie de secours dans un bâtiment où quelque 1.500 personnes travaillaient.

Le feu qui a fait rage pendant trois jours a été d’une telle violence qu’un certain nombre de corps ont été réduits en cendres, alors que 16 personnes ont été inhumées sans avoir pu être identifiées dans un cimetière géré par l’ONG Edhi Foundation. La majorité des morts, parmi lesquels se trouvaient 24 femmes, avaient moins de 30 ans et étaient des migrants pauvres en provenance d’autres régions du pays.

La santé et la sécurité totalement ignorées

Un tribunal anti-terrorisme qui, pour des motifs de sécurité, a été aménagé dans un complexe judiciaire de la prison centrale de Karachi, a jugé les deux prévenus, Abdul Rehman (alias Bhola) et Muhammad Zubair (alias Chariya), coupables d’avoir mis le feu à l’usine suite au refus des propriétaires de céder à une tentative d’extorsion de 200 millions de roupies pakistanaises (1,2 million de dollars US).

Le verdict de 146 pages s’appuie sur les rapports d’experts médico-légaux, chimiques et balistiques ainsi que sur les témoignages recueillis auprès de plus de 400 personnes au cours de 171 auditions qui se sont étalées sur environ huit ans. Aucune date n’a encore été fixée pour l’exécution d’Abdul Rehman et de Muhammad Zubair, qui ont le droit de faire appel de leur sentence.

Sur les huit autres accusés dans cette affaire, quatre gardiens de l’usine ont été condamnés à perpétuité pour le rôle qu’ils ont joué dans les décès en verrouillant les portes de l’usine. Quatre autres personnes ont été acquittées, dont Rauf Siddiqui, alors ministre du Commerce et de l’Industrie de la province du Sind.

Initialement arrêtés, les propriétaires de l’usine, Arshad et Shahid Bhaila, ont été libérés sous caution par la suite, avant de partir pour l’étranger. Ils ont été interrogés par visioconférence depuis Dubaï avant d’être acquittés.

« Seuls les responsables de bas rang ont été punis, tandis qu’une échappatoire a systématiquement été fournie aux propriétaires de l’usine », a déclaré Saeeda Khatoon. « Au-delà de la question de savoir s’il s’agissait d’un incendie criminel ou accidentel, le point essentiel était que l’usine était dépourvue d’un dispositif anti-incendie adéquat. »

Et Saeeda Khatoon de poursuivre : « Le gouvernement a fait capoter un dossier que nous avions préparé à l’issue de longues années de lutte », dit-elle, en se référant au rapport de l’équipe d’enquête conjointe du gouvernement pakistanais. Celui-ci soutenait que l’usine avait été incendiée par des extorqueurs affiliés au Muttahida Qaumi Movement, un puissant parti politique qui contrôlait pratiquement Karachi à l’époque. L’affaire a, dès lors, été traitée comme un acte de terrorisme plutôt que comme un accident du travail.

Pour l’association des victimes de l’incendie de l’usine Ali Enterprises (AEFFAA) et ses partisans, l’échec des tribunaux à engager la responsabilité pénale des propriétaires de l’usine rend difficile toute avancée : « Indépendamment de l’identité des auteurs de l’incendie, des gens sont morts parce qu’ils ne pouvaient pas trouver d’issue de secours, car toutes les issues et les portes de secours étaient verrouillées et les fenêtres étaient bloquées par des barreaux de fer », explique Saeeda Khatoon. « Nous [les familles des victimes] nous serions senties mieux si le tribunal n’avait pas négligé dans ce dossier les facteurs mortels liés à la santé et à la sécurité. »

Pour Mirjam van Heugten, chargée de sensibilisation publique au sein de la Clean Clothes Campaign, un réseau mondial qui milite pour de meilleures conditions de travail dans les chaînes d’approvisionnement du textile, le jugement de terrorisme était entaché d’irrégularités. « Toutes les victimes auraient pu être sauvées si les portes n’avaient pas été bloquées, si les fenêtres n’avaient pas été grillagées et si l’industrie de l’audit n’avait pas failli à sa mission », a-t-elle déclaré lors d’un entretien avec Equal Times.

« Ni les propriétaires de l’usine ni le principal client, KiK, n’ont été incités à améliorer la sécurité de l’usine, dans la mesure où le cabinet d’audit italien RINA l’a certifiée conforme à la norme SA8000 de Social Accountability International », a-t-elle expliqué. RINA avait certifié l’usine une semaine seulement avant l’incendie meurtrier.

« Le système d’audit réalise des bénéfices dans la mesure où les entreprises doivent démontrer qu’elles font “quelque chose” sur le plan de la supervision du lieu de travail. Il protège les entreprises plutôt que de contribuer à l’amélioration des conditions de travail », explique Mme van Heugten.

La lutte se poursuit

Au moment du drame, que d’aucuns désignent comme le 11 septembre du Pakistan, Saeeda Khatoon travaillait en tant qu’assistante maternelle dans une école. Aujourd’hui, la veuve de 50 ans se trouve à la tête du combat pour la justice, au nom de toutes celles et ceux dont la vie a été dévastée par la catastrophe.

Mme Khatoon, dont le mari est décédé alors qu’Aijaz n’avait que deux ans, écoulait des jours heureux en compagnie de son fils unique, avant que la mort n’emporte ce dernier prématurément. Comme les autres parents et proches de victimes regroupés au sein de l’AEFFAA, Mme Khatoon est issue d’un milieu pauvre, ce qui, au Pakistan, joue contre vous dans la quête de la justice.

Mme Khatoon explique qu’elle et les autres familles n’ont ménagé aucun effort, mais qu’elles ont souvent été escroquées et exploitées, notamment en étant contraintes de verser de l’argent à de fausses ONG et à des fonctionnaires véreux dont elles espéraient obtenir les indemnités qui leur étaient dues. En 2013, avec l’aide de la National Trade Union Federation of Pakistan (NTUF), elles ont mis sur pied l’AEFFAA et n’ont cessé, depuis lors, de militer pour la justice au Pakistan et en Europe.

En mars 2015, Mme Khatoon et les parents de trois autres victimes ont intenté un procès à KiK en Allemagne et ont déposé une plainte officielle contre le cabinet d’audit social RINA. En septembre 2016, au terme de quatre années de luttes et de négociations menées par un réseau d’organisations pakistanaises de défense des droits des travailleurs avec leurs partenaires mondiaux, KiK a finalement accepté de verser 5,15 millions de dollars USd’indemnités aux victimes et à leurs familles par l’intermédiaire de l’Organisation internationale du travail (OIT).

Suite aux démarches de l’AEFFAA, un débat a été lancé sur une législation qui engagerait la responsabilité de la chaîne d’approvisionnement au niveau mondial. En outre, des alliances entre les parties prenantes locales, nationales et mondiales ont vu le jour dans le but de promouvoir un programme favorisant les travailleurs.

Aucune leçon apprise

Sur la route entre Karachi et la province du Baloutchistan, la carcasse délabrée et croulante de l’usine Ali Enterprises est un rappel sinistre non seulement du carnage qui a eu lieu ce jour-là, mais aussi de la cruelle réalité des conditions de travail qui sévissent dans l’industrie de l’habillement, du textile et de la confection au Pakistan.

Au Pakistan, on estime que 2,2 millions de travailleurs produisent des vêtements, 1,8 million fabriquent des textiles et 200.000 sont employés dans l’industrie de la chaussure et du cuir. Ensemble, ces secteurs constituent la principale source d’emplois du pays après l’agriculture, ainsi que sa principale source de revenus d’exportation, estimés à 13 milliards de dollars US par an.

Cependant, rien de ces bénéfices ne parvient aux travailleurs. La plupart d’entre eux sont, en effet, rémunérés en dessous du salaire minimum officiel de 17.500 roupies (106 dollars US) par mois, qui ne suffit même pas pour subvenir à une famille peu nombreuse. Ils travaillent dans des usines dangereuses où on les empêche de s’organiser en syndicats. Les travailleurs morts ou blessés dans la catastrophe du 11 septembre 2012 et dans d’autres accidents industriels moins médiatisés survenus depuis ne reçoivent généralement aucune indemnisation, même s’ils ont subi des blessures qui ont changé le cours de leur vie.

« Les lieux de travail au Pakistan restent dangereux car le gouvernement, les propriétaires d’usines et les grandes enseignes internationales n’ont rien appris depuis l’incendie de l’usine Ali Enterprises », dénonce Mme Khatoon.

Bien qu’aucun chiffre officiel ne soit disponible, les groupes de défense des droits des travailleurs estiment que depuis 2012, au Pakistan, plus de 250 travailleurs ont trouvé la mort sur leur lieu de travail en raison de conditions dangereuses.

Ainsi, le 21 septembre de cette année, deux travailleurs ont été blessés suite à l’effondrement du toit d’un bâtiment industriel dans une zone située à quelques kilomètres de l’usine Ali Enterprises. Au début de l’année, au moins dix personnes ont péri dans l’incendie d’une usine de parfum à Lahore. Et le même jour que l’incendie d’Ali Enterprise, 25 autres personnes ont perdu la vie dans un autre accident du travail survenu dans une usine de chaussures, également à Lahore.

Il faut ajouter à cela un grand nombre d’incidents non mortels qui ne sont pas consignés dans les registres officiels.

Bien que le Pakistan ait ratifié 36 conventions de l’OIT, celles-ci ne sont guère appliquées par le gouvernement et les propriétaires d’usines continuent d’ignorer les lois. La pauvreté, l’analphabétisme et le manque de sensibilisation aux droits sont autant de facteurs qui engendrent une certaine résignation face aux piètres conditions de travail dans le pays.

Un « accord pakistanais » s’impose d’urgence

Le coronavirus n’a fait qu’exacerber une situation déjà difficile. Au début de cette année, lorsque le gouvernement a imposé le confinement pour limiter la propagation de la Covid-19, les propriétaires d’usines de vêtements ont pris prétexte de la crise pour licencier les travailleurs et refuser de leur verser leurs salaires.

À Karachi, la NTUF et d’autres collectifs de travailleurs ont organisé plusieurs manifestations contre les licenciements forcés et les mois de salaires impayés. Dans un incident survenu en mai, les gardiens d’une usine de vêtements ont ouvert le feu sur des travailleurs non armés qui manifestaient pour leurs salaires dans la zone industrielle de Korangi, dans la zone métropolitaine de Karachi.

Nasir Mansoor, secrétaire général adjoint de la NTUF, a déclaré à Equal Times : « Au lieu de protéger les emplois des travailleurs et de leur prêter main forte pendant la pandémie, le gouvernement a annoncé une série de plans d’aide économique au bénéfice des industriels ». Bien que la vague de licenciements ait été précipitée par la décision des grandes enseignes mondiales de prêt-à-porter d’annuler et de revoir à la baisse leurs commandes au début de la crise du coronavirus, ce sont les travailleurs – déjà sous-payés et sous-protégés – qui en ont fait les frais.

Les organisations syndicales réclament un « accord pakistanais » sur la sécurité au travail, à l’instar de l’accord sur la sécurité des usines de confection au Bangladesh, mis en œuvre depuis 2013 à la suite de l’effondrement du bâtiment Rana Plaza à Dacca.

Le 24 avril 2013, quelque 1.133 travailleurs ont perdu la vie dans l’effondrement du bâtiment commercial Rana Plaza, dans la capitale bangladaise. Cette effroyable tragédie avait envoyé un signal d’alarme à l’industrie mondiale du prêt-à-porter et insufflé un sentiment d’urgence indispensable aux efforts visant à améliorer les conditions de travail déplorables des travailleurs de l’industrie de la confection au Bangladesh. En quelques semaines, les grandes marques du secteur de l’habillement ont signél’Accord du Bangladesh sur la sécurité incendie et bâtiment, un instrument juridiquement contraignant qui a contribué à améliorer la sécurité incendie, électrique et structurelle dans plus de 1.600 ateliers et usines.

Les industries pakistanaises ont cruellement besoin d’un mécanisme structuré, à même de garantir la sécurité au travail. À cette fin, un accord inspiré de l’accord du Bangladesh devrait être élaboré, selon Karamat Ail, directeur exécutif de l’Institut pour l’éducation et la recherche sur le Travail (PILER, en anglais). Par ailleurs, il fait remarquer que la plupart des enseignes signataires de l’accord avec le Bangladesh se fournissent également en vêtements au Pakistan.

Pour Mme van Heugten, de Clean Clothes Campaign, « il est grand temps que les multinationales soient tenues légalement responsables de leur conduite dans leurs chaînes d’approvisionnement, notamment en ce qui concerne la sécurité des usines, qui fait encore cruellement défaut au Pakistan à ce jour. Cela pourrait se faire par le biais d’une obligation de diligence raisonnable en matière de droits humains, telle que proposée par le commissaire européen Didier Reynders, ou d’une législation sur la chaîne d’approvisionnement, telle que débattue en Allemagne, ainsi que par le biais d’une réglementation engageant la responsabilité légale des cabinets d’audit social. »