Gros plan sur Laïla Nassimi (Maroc - CDT)

Un premier centre d’appels syndicalisé au Maroc

Les centres d’appels se multiplient au Maroc. Jeunes et qualifiés, les employés y sont soumis à un stress intense et au mépris de leur identité culturelle. Dénonçant les investisseurs étrangers qui cherchent à profiter des failles du code du travail marocain, Laïla Nassimi demande plus de contacts syndicaux internationaux et en appelle à la solidarité internationale pour un travail décent pour tous dans l’industrie mondialisée des centres d’appels.

Comment avez-vous débuté dans le secteur des centres d’appel?

J’ai commencé à travailler à 15 ans, j’ai étudié en parallèle et je me suis montée une bonne clientèle à mon compte pour une boîte française d’études de marché. Aujourd’hui, à 46 ans, je travaille est membre du groupe multinational américain Sitel. On travaille pour des clients pour Sitel Maroc, qui compte trois sites au Maroc, deux à Casablanca et un à Rabat pour un total de 1500 postes. Sitel Maroc est affilé à Sitel France qui comme HP, Orange, Wanadoo et des grosses entreprises françaises d’assurance, de conseil fiduciaire, de télévente.
J’ai eu une expérience précédente dans un centre d’appel qui vendait des produits d’arnaque. Ce type d’investisseurs français débarque avec un seul contrat, ouvre un plateau et embauche avec des contrats à durée déterminée à mi-temps. Il faut vendre n’importe quoi… et après on dit que les Marocains sont des arnaqueurs ! C’est l’image de notre pays qui est en jeu. J’ai vite arrêté, ce n’était pas tenable, on se sent immoral. IL y a 300 centres d’appel à Casa, ça pousse comme des champignons. Le problème, c’est la motivation des investisseurs qui veulent profiter des failles du code du travail marocain. Beaucoup profitent des 5 premières années d’exonération fiscale à 100% et des 5 années suivantes à 50%.

Quel est le profil type des employé(e)s des centres d’appel?

Sitel Maroc embauche surtout des jeunes de 20 à 25 ans, filles comme garçons, dont c’est le premier boulot, et qui sont souvent très qualifiés (au moins bac +2 et +3). C’est la « crème » de notre jeunesse. Ils sont payés au départ 3.500 Dirhams (DH –environ 350 €) par mois. Ça parait beaucoup sur le marché marocain. Mais en comparaison de la rentabilité des services offerts, ce n’est rien du tout. 6.000 DH, ce serait un minimum pour envisager ce travail à long terme, notamment en raison des dommages sur la santé qui coûtent cher.
Les premiers centres d’appel qui sont venus s’installer pensaient à un salaire minimum d’environ 7000 Dirhams (700 €). Mais le patronat marocain a fait campagne pour le diminuer de 3.500 à maximum 6.000 DH pour les employés des centres d’appel. Ces jeunes sans expérience ont peur de perdre leur emploi, ils acceptent n’importe quelles conditions. Beaucoup ne partent que quand ils sont vraiment trop à bout. La majorité souffre en silence, ils ont conclu des emprunts immobiliers, ils sont coincés.

Quels sont les problèmes des conditions de travail?

On travaille à temps plein alors qu’en Europe, nos collègues ne travaillent qu’à mi-temps en raison de la nature très stressante de ce travail. Nous, on travaille 8h en continu, de 6H30 à 16H ou de 7h à 17H pendant l’horaire d’hiver en France, et nos pauses ne sont pas comptabilisées dans l’horaire. Pour correspondre à la pause déjeuner en France, on doit prendre notre pause de midi à 10h (heure marocaine). On est complètement décalé, et en plus on doit rester connecté et répondre en cas de demande. Certains centres d’appel travaillent en continu avec 3 équipes de 8h.

Quels sont les facteurs de stress?

L’employé est en permanence écouté, contrôlé. C’est un facteur de stress majeur. Le matin, vous commencez le travail et vous entendez « bonjour à tous, c’est mademoiselle X qui fera l’écoute à partir de La Rochelle (ville française)… ». Sur base de cette écoute, on reçoit une notation par équipe. Si quelqu’un est malade et que cela fait baisser le rendement, c’est toute l’équipe qui est pénalisée. On devient des machines, des automates. Beaucoup souffrent de maux de dos, de perte d’ouïe, de dépression, de migraines et aussi de rhumatisme à cause de la climatisation. Mon poste est situé juste en-dessous d’un conduit d’air conditionné, j’ai des gros problèmes de rhumatismes. 100 personnes sur un seul plateau, avec des plafonds trop bas, L’environnement de travail n’est pas adapté Comme on ne peut pas prendre nos repas aux horaires normaux, il y a aussi pas mal de troubles alimentaires. J’ai vu une jeune femme qui tout à coup jette son casque, court à la fenêtre et s’évanouit. On lui donne de l’eau et du sucre, et elle reprend son poste de travail. On demande une permanence médicale, mais on ne l’a pas encore. Côté sécurité, s’il y avait le feu, on serait cuit ! La cour a été transformée en cafétéria, les escaliers de secours sont trop étroits pour le nombre d’employés et le patron a mis des grilles à plusieurs endroits qui bloqueraient notre sortie.

Les femmes sont-elles confrontées à des problèmes particuliers?

Les femmes travaillent de façon plus appliquée, mais elles tombent plus souvent malades car elles stressent plus. Les 3 mois de congé de maternité sont respectés. Mais dans beaucoup de centres d’appel, celles qui rentrent de congé de maternité doivent réaliser des objectifs doublés pour rattraper le temps perdu et évidemment elles peuvent oublier d’évoluer dans leur carrière. Il y a aussi des problèmes de harcèlement sexuel. Il y a beaucoup de jeunes filles, toutes mignonnes, bien éduquées, qui parlent 3 langues. Beaucoup de cadres expatriés en profitent, il y a pas mal d’avancements individuels qui s’expliquent ainsi. Beaucoup de ces jeunes filles viennent de bonnes familles, qui ont payé cher pour leurs études, mais leur fille est prise rapidement pour pas grand-chose…

Le non-respect de l’identité culturelle de ces jeunes employés est pour vous le problème majeur?

On est obligé de changer de prénom, il nous est interdit de parler arabe sur le site de production. C’est comme si on quittait le Maroc à 6h du matin et qu’on passait toute la journée sur une autre planète. On est en communication permanente avec des Suisses, des Belges, des Français. On est exposé à des différences culturelles, des préjugés. Dans la grande majorité des centres d’appel, on est obligés de chômer les jours fériés français, et pas les fêtes nationales et religieuses marocaines. Cette question de conflit culturel, c’est en effet le problème le plus aigu. Avec leur casque vissé sur la tête en permanence, ces jeunes sont complètement déphasés, déstructurés. Il faut s’attendre à de gros dégâts psychologiques. Dans 10 ans, ces jeunes ne seront plus marocains, pour 3.500 DH par mois, c’est une très lourde perte !

Vous êtes parvenue l’année dernière à syndicaliser le premier centre d’appel au Maroc. Comment?

C’est une expérience unique. Un jour, pour lutter contre les abandons de postes, le patron m’a demandé de mettre sur pied des délégués du personnel, un pour 100 employés comme le prévoit la loi. On a organisé des élections sur base d’une liste unique. Puis on a commencé à exposer les problèmes. La direction a été déçue car ils pensaient que les délégués allaient être uniquement « de leur côté » ! Puis on a intégré la CDT, on a fait campagne et aujourd’hui plus de 60% du personnel adhèrent à la CDT. Les autres 40%, c’est la proportion du turn-over continu.

Quelles avancées la syndicalisation vous a-t-elle permis d’obtenir?

On a beaucoup travaillé avec la CDT et on obtenu de pouvoir prendre congé pour les fêtes nationales marocaines, comme « la fête du mouton », alors qu’avant on était obligé de prendre le « mardi gras » qui ne veut rien dire pour nous. Ceux qui travaillent les jours fériés français touchent 300% pour la première journée, 200% pour la seconde. Ceux qui ne travaillent pas un jour férié marocain sont tout de même payés.

Au début, le patron parlait aux délégués comme à des petits-enfants. Il criait ou pleurnichait en invoquant les exigences des clients. De notre côté, on avait des lacunes dans notre connaissance de la législation du travail. On a bénéficié de formation à la CDT et le mode de relation a vraiment changé. On est conscient que nous offrons des services et nous utilisons l’outil de la grève en prenant nos responsabilités. Avant la grève générale décrétée par la CDT au mois de mai, nous avions déjà organisé un arrêt de travail de 3h. Nous en étions sortis en position de force, ce qui nous a permis de faire un geste d’apaisement pour la grève générale lancée par la CDT. On a déclaré la grève pour 100% du personnel. Mais on a assuré un effectif de 10% pour un service minimum au client. En échange, le patron a payé les banderoles, les brassards et le transport pour la grève, il a bien compris nos revendications, il nous a payé la journée de grève à 100%. L’encadrement syndical bénéficie à la fois aux employés et aux employeurs.

La législation du travail n’est pas adaptée à ce type de nouveau travail. On essaie de faire comprendre à nos patrons que nous avons besoin d’une convention collective qui réponde à cette nouvelle réalité.

Quel regard portez-vous sur l’apport pour la société marocaine de ces investissements étrangers?

Les centres d’appel comme Sitel sont offshore. En échange des avantages qu’ils reçoivent, les investisseurs s’engagent à investir dans le social et la formation, mais ils ne le font pas. Sitel se contente d’organiser une soirée annuelle pour le personnel, qui ne respecte pas du tout notre culture, notre religion. C’est une soirée juste pour danser, boire. On lutte pour que le budget de cette soirée soit affecté à une soirée culturelle, qui serait l’occasion de mettre en valeur les talents artistiques des employés, par exemple avec une pièce de théâtre.

Il faut revoir notre relation avec les investisseurs pour que soient pris en compte les dégâts causés à cette jeunesse. Avec le profit que le patronat français fait ici au Maroc, il a de la marge pour répondre à nos revendications. Il y a une grosse lacune de vigilance. Ce qui profite au Maroc de Sitel, ce ne sont que nos salaires, tout le reste va dans la caisse en Suisse de Sitel.

Avez-vous des contacts syndicaux internationaux?

On a eu un petit contact avec Sitel Portugal. Mais on voudrait être en contact direct avec les centres d’appel en France, par exemple celui de La Rochelle avec lequel on est en contact quotidien, pour pouvoir comparer nos conditions de travail. Au début, on se faisait insulter par nos collègues de La Rochelle parce qu’on leur « prenait leur travail », c’est logique. Mais on a aussi besoin de respect, d’être tous traités comme des êtres humains. On sait qu’il existe un « book international » sur « les vertus et valeurs de l’entreprise », mais il n’est pas disponible sur le site de Sitel, impossible pour nous au Maroc d’avoir une copie. Mais on sait que sur le site de Montpellier, il est appliqué (ils ont par exemple des garderies sur place, la possibilité d’allaiter sur le site, des massages au travail du dos et des mains pour atténuer les problèmes de fourmillements etc…). On devrait aussi avoir droit à un espace minimal, à des chaises ergonomiques pour tenir le coup durant le 8h de travail, à des casques de qualité pour filtrer les bruits de l’environnement, à des écrans qui ne soient pas positionnés en face des fenêtres etc… On voudrait pouvoir compter sur la solidarité de nos collègues européens. La mondialisation, c’est de plus en plus, non plus le Nord contre le Sud, mais les riches contre les pauvres, du Maroc, de France ou d’ailleurs. Il faut que les pauvres s’unissent, c’est pourquoi les contacts entre syndicats de tous les pays, c’est très important. Il n’y a aucune raison pour qu’on suit nuisible les uns aux autres, on est dans le même camp ! La direction est consciente qu’on est sous-payés, mais ils nous mettent en compétition avec les Tunisiens ou d’autres. On voudrait des rencontres, des visites, des échanges. On va aussi lancer un espace d’information et de discussion sur le web, on veut utiliser les potentialités d’Internet pour mieux communiquer.

J’ai vu à la télévision les conditions dans les centres d’appel anglophones en Chine, c’était épouvantable, j’en avais la chair de poule ! On voudrait pouvoir se réunir et monter une stratégie de travail basée sur le respect de l’être humain partout dans le monde, avec les mêmes normes de base à respecter. On doit ouvrir les horizons pour ne pas se faire croquer et décortiquer !

Votre engagement syndical vous coûte cher personnellement. Comment voyez-vous l’avenir?

Comme je suis militante et que je revendique sans cesse, cela fait 5 ans que je travaille avec le casque, alors que normalement j’aurai du être affectée à un autre poste. Si je reste pour le moment, c’est pour militer, faire bouger la cause des centres d’appel avec la CDT, pour aller jusqu’au bout de mon mandat syndical encore les 2 années à venir. J’aimerai à l’avenir pouvoir avoir un détachement syndical pour pouvoir me consacrer complètement à la syndicalisation des centres d’appel. Pour le moment, un deuxième centre d’appel est en voie de syndicalisation à Casablanca.
Les centres d’appel, ce sont les métiers des 100 années à venir. Mais si on ne fait rien de concret, on sera les nouveaux esclaves des 100 années à venir, on va avoir une génération de malades et de déprimés !

Propos recueillis par Natacha David