Gros plan sur Gemma Adaba (CSI – Bureau des Nations unies)

« Les gouvernements semblent vouloir fuir leurs obligations face au travail des migrants »

Le premier Forum mondial sur la migration et le développement (FMMD), une initiative lancée par l’Assemblée générale des Nations Unies censée favoriser le dialogue de haut niveau sur les liens entre ces deux thématiques, se tiendra à Bruxelles ces 10 et 11 juillet. Malheureusement, malgré son caractère informel et non contraignant, ce Forum qui devrait être organisé chaque année est réservé aux seules délégations gouvernementales. Pour faire entendre la voix des syndicats et des ONG, une Journée de la société civile sur la migration et le développement sera organisé la veille avec comme premier objectif de rappeler aux dirigeants de ce monde qu’ils doivent, avant toute chose, s’employer à mieux protéger les droits des migrants. Explications avec Gemma Adaba, représentante de la CSI aux Nations Unies et membre du comité de pilotage de cette Journée de la société civile.

Quels sont les enjeux du Forum mondial sur les migrations et le développement d’un point de vue syndical ?

Ce sont des enjeux fondamentaux. Avec la mondialisation, la migration du travail est devenue un défi énorme pour les syndicats des pays d’origine et de destination des migrants. Aujourd’hui, on estime qu’il y a 191 millions de migrants dans le monde et que 60% d’entre eux vivent dans des économies à haut revenus, c’est-à-dire celles des pays industrialisés et aussi de la plupart des pays du Golfe. Le FMMD a été mis en place pour permettre un dialogue informel et non contraignant entre les gouvernements. Il doit permettre l’échange d’expériences et de bonnes pratiques sur différents aspects de politique migratoire. Mais le mouvement syndical international est préoccupé par le fait que les Nations Unies ne sont pas parvenues à s’entendre en septembre dernier, durant Dialogue de haut niveau sur la migration et le développement, afin de placer cette réunion annuelle sous l’égide de l’ONU, où il existe un cadre juridique incluant la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leurs familles, ainsi que des convention 97 et 143 de l’OIT sur les travailleurs migrants. Cela aurait apporté plus de garanties sur la protection des droits des travailleurs.

En tenant ce dialogue en dehors des Nations Unies et en n’impliquant les syndicats et les agences spécialisées comme l’OIT que de manière périphérique, les gouvernements semblent vouloir éviter le genre de contexte où ils seraient placés face à leurs obligations par rapport aux droits humains et du travail des migrants. En outre, l’agenda du FMMD vise beaucoup trop à optimaliser les marchés du travail en « bouchant les trous » qui existent dans certains secteurs des pays industrialisés, principalement à travers des programmes de migration temporaire. Non seulement, il n’intègre pas la dimension des droits humains, mais il ne tient pas compte non plus des besoins de développement des pays d’origine dans des secteurs critiques comme l’éducation et la santé, pour lesquels un recrutement actif a déjà des conséquences très sévères, ce qui compromet la réalisation des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), particulièrement en Afrique sub-saharienne.

Les syndicats font pression sur les gouvernements des pays d’origine et de destination pour qu’ils intègrent une approche basée sur les droits des migrants et du travail au niveau national, dans le cadre d’accords bilatéraux et régionaux, et pour qu’ils l’harmonisent au niveau mondial. Les gouvernements doivent enfin veiller à ce que la réalisation des OMD, qui incluent l’éradication de la pauvreté par le travail décent et des services publics de qualité, ne soient pas compromise par la politique migratoire.

Comment et avec quels objectifs la CSI et ses affiliées vont-elles participer à cette Journée de la société civile?

D’abord, durant la préparation de cet événement, nous avons cherché à travailler avec les autres membres du comité de pilotage pour mettre en place un agenda centré sur le respect des droits et sur une notion claire du développement dans la politique migratoire. C’est d’autant plus important que les participants à la journée de la société civile, syndicats compris, adopteront ensemble des conclusions qui seront présentées aux gouvernements lors d’une session interactive lors de la première matinée du FMMD, c’est-à-dire le 10 juillet.

Ensuite, la CSI a coopéré avec les fédérations syndicales internationales (FSI) pour présenter une délégation de 16 membres qui participera activement aux huit tables rondes thématiques du Forum de la société civile. Celles-ci aborderont des thèmes tels que la migration de la main-d’œuvre hautement qualifiée et l’exode des cerveaux ; la migration temporaire de main-d’œuvre ; la migration circulaire et le développement ; l’accroissement de l’impact sur le développement des renvois de fonds par les migrants ; les stratégies pour accroître les ressources des organisations de migrants, les raisons des migrations ; la cohérence au niveau politique et la coordination à l’échelle mondiale les stratégies et partenariats pour travailler sur des questions de migration et de développement.

Les syndicats assureront la coordination de leurs messages dans ces huit tables rondes, en insistant sur l’importance d’une approche basée sur les droits, y compris le Cadre multilatéral de l’OIT pour les migrations de main-d’œuvre, le respect des normes fondamentales du travail, la promotion du travail décent et de services publics de qualité, la pleine reconnaissance des compétences spéciales de l’OIT en ce qui concerne les migrations de main-d’œuvre, l’adoption de mécanismes de consultation tripartite assurant que les syndicats, et notamment les représentants des travailleurs migrants, peuvent faire entendre leur voix dans la conception des politiques de migration.

De quelle manière la CSI cherche-t-elle à améliorer le cadre légal international pour la protection des travailleurs migrants ?

A travers le groupe des travailleurs du conseil d’administration de l’OIT et la participation aux Conférences internationales du travail, la CSI et ses prédécesseurs, la CISL et la CMT, se sont fortement impliquées dans le façonnage du cadre légal sur la migration : les Conventions 97 et 143, et plus récemment le Cadre multilatéral pour les migrations de main-d’œuvre qui a été adopté en 2006. Au niveau des Nations Unies, les syndicats continuent à faire pression, aux côtés des ONG, pour la ratification de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et de leurs familles.

Mais concrètement, que fait la CSI pour aider les syndicats des pays d’origine et de destination à mieux défendre les droits des travailleurs ?

La CSI a mis en place un Groupe de travail interdépartemental sur la migration (attaché au département « égalité »). Ce groupe de travail constitue en quelque sorte notre centre névralgique à l’échelon international. C’est lui qui donne aux affiliées la possibilité d’harmoniser leurs politiques et d’explorer des bonnes pratiques dans le domaine migratoire. L’un de ses principaux objectifs est de placer la question migratoire au centre des préoccupations syndicales, mais aussi de faire en sorte qu’elle soit prioritaire lors des négociations collectives. A cet égard, la CSI met l’accent sur le travail décent, le traitement égal, l’accès aux services publics pour les migrants et leurs familles, ainsi que l’élimination de toutes les formes de discrimination.

La CSI a lancé trois accords de partenariat entre des affiliées dans des pays d’origine et de destination. Ces trois projets pilotes concernent l’Indonésie et la Malaisie, le Sénégal et la Mauritanie, le Nicaragua et le Costa Rica. Le syndicat malaisien MTUC (Malaisian Trade Union Congress) a mis en place un Centre des migrants, et d’autres affiliées vont en faire autant, dans le but d’aider à l’intégration des migrants sur leurs lieux de travail et dans leurs communautés. Des FSI comme l’Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois et l’Internationale des services publics ont des accords de partenariats similaires. Dans de nombreux syndicats d’Europe et d’Amérique du Nord, des projets implantés de longue date et des campagnes de mobilisation visent à assurer la pleine intégration des travailleurs migrants et de leurs familles. A Hong Kong, les migrants ont mis sur pied leur propre syndicat qui est affilié à la HKCTU (Hong Kong Confederation of Trade Unions).

De quelle manière, le mouvement syndical international est-il attentif à la dimension de genre dans son combat pour défendre les droits des migrants ?

C’est une priorité absolue. Aujourd’hui, les femmes comptent pour près de la moitié de tous les migrants et sont plus nombreuses que les hommes migrants dans les pays développés. De plus en plus, elles migrent de leur propre initiative, sans qu’il soit question de maris ou de réunifications. Tous leurs droits humains et syndicaux doivent être reconnus et soutenus. Les femmes plus jeunes risquent souvent d’être exploitées et victimes de violence liée à leur genre, spécialement dans le secteur de la domesticité et de l’amusement. Les victimes des trafics sont des femmes la plupart du temps. Dans leur travail militant et à travers les accords de partenariat, les syndicats doivent faire pression pour que les cadres légaux prennent en considération la protection des droits des migrantes, et que des mécanismes de mises en application soient mis en oeuvre pour faire respecter ces droits par les recruteurs et les employeurs. Une autre priorité est de permettre la reconnaissance des migrantes en tant qu’ « agents du changement social et économique » (et plus seulement comme victimes), en veillant toutefois à ce que la place et les moyens leur soient donnés pour participer pleinement aux processus de décision dans les syndicats, dans les entreprises et dans la société.

Propos recueillis par Jacky Delorme