À l’heure où les travailleurs et les travailleuses aux quatre coins du monde sont confrontés, chaque jour, à des choix cornéliens, comme celui de nourrir leurs enfants ou de les habiller, leurs gouvernements et leurs dirigeants n’ont pas agi dans leur intérêt. Pendant que des millions de ménages luttent dans un contexte démoralisant de baisse des revenus et de crise persistante du coût de la vie, les décideurs politiques et les chefs d’entreprise restreignent activement les droits des travailleurs à demander collectivement des salaires plus justes ou à exercer légalement leur droit de grève.
Les appels répétés en faveur de salaires et de conditions de travail équitables ne sont pas entendus, et les gouvernements mettent à mal les droits de grève et de négociation collective, à tel point que la foi des travailleurs dans la démocratie se délite. En cette année où quatre milliards de personnes se rendront aux urnes sur la planète, les groupes autoritaires de droite s’emploient à désigner des boucs émissaires faciles à blâmer avant les élections, et à imposer leur propre programme hostile aux travailleurs, qu’ils mettront en œuvre après les élections. La démocratie est en danger.
Près de neuf pays sur dix dans le monde ont violé le droit de grève, tandis qu’environ huit pays sur dix ont privé les travailleurs du droit de négocier collectivement pour obtenir de meilleures conditions de travail. Il est très inquiétant de constater que cette année, 49 % des pays ont arrêté ou détenu arbitrairement des membres syndicaux, contre 46 % en 2023, et que plus de quatre pays sur dix ont nié ou limité la liberté d’expression ou de réunion.
Ces chiffres et ces tendances confirment la situation mondiale, dans laquelle les droits démocratiques et les libertés civiles durement acquis font l’objet d’attaques graves et incessantes. C’est pourquoi, cette année, la CSI a lancé sa campagne « Pour la démocratie » en faveur des droits et des libertés dont tous les individus devraient bénéficier sans craindre d’être persécutés ou opprimés.
En termes réels, 65 pays sur les 151 pays que compte l’étude ont enfreint ce droit, soit 29 de plus qu’en 2014, la première année de l’Indice.
De grandes manifestations ont eu lieu en Argentine, en réponse aux tentatives du président Javier Milei de criminaliser les manifestations de rue dans le cadre des mesures d’austérité strictes qu’il a prises, tandis que le Zimbabwe a adopté une loi qui criminalise toute personne lançant un appel à l’imposition de sanctions économiques au pays.
En Égypte, selon les estimations, depuis 2018 – date à laquelle tous les syndicats indépendants ont été dissous – le nombre de syndicats indépendants est passé de 1 500 à environ 150. Les tentatives d’enregistrement de syndicats se sont heurtées aux obstacles, souvent absurdes, érigés par les autorités.
Au Myanmar, les autorités militaires ont enlevé un dirigeant syndical et l’ont détenu au secret pendant cinq mois avant qu’il ne soit condamné – sans représentation légale – pour terrorisme.
Au Cambodge, neuf dirigeants syndicaux ont été poursuivis en justice parce qu’ils avaient participé à une grève pacifique pour dénoncer les pratiques antisyndicales appliquées dans un casino, tandis qu’en France, des manifestations de masse contre la réforme des retraites ont été violemment réprimées par la police.
La situation demeure désastreuse dans une grande majorité de pays. Au Maroc, les juges n’ont pu ni former ni adhérer à un syndicat. Au Rwanda, les services de sécurité n’ont pas été autorisés à s’organiser et, au Japon, la loi a exclu de ce droit les pompiers, le personnel pénitentiaire et les garde-côtes.
Au Sri Lanka, le gouvernement a exclu quatre syndicats de l’organisation consultative tripartite National Labour Advisory Council récemment reconstituée, ce qui a permis aux employeurs d’influencer plus facilement les réformes du droit du travail.
L’exemple de la Macédoine du Nord est particulièrement marquant, puisque la Cour suprême du pays a transféré la propriété de la fédération syndicale du pays, la Federation of Trade Unions of Macedonia (CCM), à l’État, légitimant ainsi la saisie de biens syndicaux.
Au Kenya, la police a violemment interrompu une manifestation pacifique à Nairobi qui appelait à ce que les internes en médecine obtiennent des postes, suite à d’importants retards dans le processus d’affectation. Au Panama, les bureaux d’un syndicat qui avait organisé une action contre une concession minière ont été incendiés. Des syndicalistes et travailleurs sont morts à cause de la violence ou ont été tués dans six pays : Bangladesh, Colombie, Guatemala, Honduras, Philippines et République de Corée.
Chaque année, l’Indice CSI des droits dans le monde classe les pays en fonction de leur respect des droits collectifs au travail et rassemble des informations sur les violations commises par les gouvernements et les employeurs à l’encontre de droits internationalement reconnus.
Voici les dix pires pays au monde pour les travailleurs et les travailleuses en 2024 : le Bangladesh, le Bélarus, l’Équateur, l’Égypte, l’Eswatini, le Guatemala, le Myanmar, les Philippines, la Tunisie et la Türkiye.
La Fédération de Russie et l’Ukraine figurent de nouveau dans l’Indice en 2024. Suite à l’agression russe, les droits des travailleurs des deux pays continuent d’être restreints. Au cours de ces deux dernières années, la Fédération de Russie a réprimé les droits et libertés fondamentaux, y compris dans les zones occupées de l’Ukraine, tandis que l’Ukraine a introduit une série de lois d’urgence régressives limitant les droits des travailleurs.
Treize pays ont vu leur note se dégrader en 2024 : l’Arabie saoudite, le Costa Rica, la Fédération de Russie, la Finlande, Israël, le Kirghizistan, Madagascar, le Mexique, le Nigéria, le Qatar, le Soudan, la Suisse et le Venezuela.
Seuls deux pays – le Brésil et la Roumanie – ont amélioré leur note.
La région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord reste la pire au monde pour les droits des travailleurs et des travailleuses, avec une note moyenne de 4,74, qui représente une dégradation significative et alarmante par rapport à la note de 4,53 enregistrée en 2023. Tous les pays de la région sans exception ont exclu des travailleurs du droit de constituer un syndicat ou de s’y affilier, ont violé le droit de négociation collective et ont fait obstacle à l’enregistrement de syndicats. Au total, 95 % des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont violé le droit de grève.
Cette année, une dégradation de la note est à souligner en Arabie saoudite, en Israël et au Qatar.
La région a été paralysée par les conflits et le délitement de l’État de droit qui en résulte. Dans ces conditions extrêmement difficiles, aucune garantie des droits fondamentaux au travail n’a été possible en Libye, en Palestine, en Syrie et au Yémen.
L’Asie-Pacifique reste la deuxième pire région au monde pour les droits des travailleurs et des travailleuses. La note moyenne des pays d’Asie-Pacifique est de 4,13 – une amélioration négligeable par rapport à 2023. Autour de neuf pays de la région sur dix ont exclu des travailleurs du droit de constituer un syndicat ou de s’y affilier, ont violé le droit de grève et ont fait obstacle à l’enregistrement de syndicats.
D’éminents dirigeants syndicaux ont régulièrement fait l’objet de persécutions et de harcèlement dans toute la région. Au Cambodge, en Iran et au Myanmar, des syndicalistes ont été arrêtés et condamnés à de lourdes peines sur la base d’accusations fallacieuses. Les autorités ont violemment réprimé des grèves au Bangladesh, tandis que le gouvernement de la République de Corée a continué de cibler les syndicats en recourant de façon illégitime à des procureurs et en criminalisant les activités syndicales. La police est systématiquement intervenue dans les manifestations, et des membres syndicaux ont été frappés à chaque fois. Trois ans après le coup d’État militaire de 2021, la junte du Myanmar a continué de réprimer le mouvement syndical indépendant.
En Indonésie, les syndicats ont fait campagne contre la tristement célèbre loi d’ensemble, qui supprime la protection du salaire minimum pour la quasi-totalité des travailleurs indonésiens et exempte les microentreprises et les petites entreprises de l’obligation de prendre part aux négociations collectives, dans un pays où environ 97 % des travailleurs sont employés par des microentreprises ou des petites et moyennes entreprises.
L’Afghanistan reste confronté à une crise humanitaire profondément enracinée, dont les répercussions sont désastreuses pour le bien-être et les perspectives d’avenir des travailleurs. Selon les estimations de l’OIT, plus de 900 000 emplois ont été perdus en un an après le retour au pouvoir des talibans, en août 2021. Les jeunes et les femmes sont les plus touchés, étant donné que les femmes n’ont plus le droit de travailler.
En Afrique, la situation des travailleurs et des travailleuses et des syndicats est restée majoritairement la même qu’en 2023 au niveau régional, avec une note de 3,88. Plus de 90 % des pays de la région ont exclu des travailleurs du droit de constituer un syndicat ou de s’y affilier et ont violé le droit de négociation collective et le droit de grève.
Cette année, une dégradation de la note est à noter à Madagascar, au Nigéria et au Soudan.
Dans des économies qui reposent largement sur le secteur informel (87 % de l’ensemble de l’emploi en Afrique subsaharienne), des travailleurs ont été systématiquement privés des protections du travail et n’ont pas pu exercer leur droit de constituer un syndicat ou de s’y affilier.
Des exemples flagrants d’antisyndicalisme ont été relevés en Guinée et à Madagascar, des menaces de licenciement et des licenciements effectifs de grévistes au Burkina Faso et au Cameroun, ainsi que des attaques de la police contre des grévistes en Afrique du Sud et au Kenya.
Au Burundi, les libertés civiles ont été fortement réprimées, étant donné que le parti au pouvoir n’a cessé de resserrer son contrôle sur les institutions, ni d’affaiblir et d’étouffer l’opposition politique. La République centrafricaine, la Somalie et le Soudan ont continué de subir de graves conflits et crises humanitaires, qui ont porté un préjudice considérable aux conditions de travail et à l’accès aux moyens de subsistance.
Au Soudan du Sud, les droits humains et la situation humanitaire se sont encore dégradés à cause du conflit en cours, et les fonctionnaires n’ont pas été payés depuis août 2023.
Les récents coups d’État survenus dans des pays d’Afrique de l’Ouest ont gravement perturbé aussi les activités syndicales et les libertés civiles. Au Burkina Faso, par exemple, le dialogue social tripartite est dans l’impasse depuis la suppression du Haut Conseil du dialogue social. Au Gabon et au Tchad, les grèves et les manifestations ont été réprimées par les régimes militaires, et les syndicats ne sont plus en capacité de fonctionner librement.
Dans les Amériques, malgré une note moyenne globalement inchangée de 3,56, la région est restée la plus meurtrière pour les travailleurs et travailleuses et les syndicalistes : 16 meurtres ont été signalés en 2023-24. Près de 90 % des pays de la région ont violé le droit de grève et fait obstacle à l’enregistrement de syndicats.
La note du Brésil s’est améliorée sous le gouvernement du président Lula mais celle du Costa Rica, du Mexique et du Venezuela a régressé.
Les syndicalistes et les travailleurs ont fait l’objet de menaces de mort, d’agressions et d’assassinats ciblés en Colombie, en Équateur, au Guatemala, et au Honduras. Des employeurs dont les pratiques relèvent de l’exploitation se sont livrés à des pratiques antisyndicales au Costa Rica, au Honduras et au Panama, en particulier dans les secteurs déjà caractérisés par des conditions de travail abusives pour les travailleurs. Les arrestations arbitraires et les poursuites engagées contre des syndicalistes, dans le but de museler le mouvement syndical indépendant, ont été fréquentes au Mexique, au Panama et au Venezuela.
En 2024, les bandes armées qui ont semé la terreur et le chaos en Haïti ont intensifié leurs attaques coordonnées contre les institutions de l’État et renforcé leur mainmise sur les communautés. Le gouvernement haïtien a déclaré l’état d’urgence, laissant les travailleurs dans un état de désorganisation totale.
Toutefois, aux États-Unis, les travailleurs et les syndicats ont remporté de grandes victoires en 2023. Le syndicat de l’automobile United Auto Workers (UAW) a organisé une grève coordonnée, qui a permis d’obtenir des hausses de salaire et d’autres concessions de la part des fabricants automobiles de Detroit. Le personnel d’au moins 385 établissements Starbucks a voté en faveur d’une syndicalisation malgré l’opposition farouche de l’entreprise, ce qui a favorisé l’ouverture d’un processus de négociation collective. Lors de grèves historiques contre les studios hollywoodiens, les scénaristes, les acteurs et les travailleurs du secteur cinématographique ont obtenu des augmentations de salaire et des restrictions de l’utilisation de l’intelligence artificielle.
Bien que l’Europe soit souvent citée comme un exemple à suivre en matière de droits des travailleurs, sa note moyenne a régressé, passant de 2,56 à 2,73, du fait de la dégradation des conditions de travail et des droits des travailleurs. Dans les pays nordiques, des tentatives concertées de démantèlement des piliers fondamentaux de la démocratie sociale ont été entreprises au cours de l’année dernière et des efforts continus ont été déployés pour porter atteinte au droit de faire grève et de manifester. Les mouvements de droite, qui sont par nature hostiles aux travailleurs, ont permis et encouragé des politiques régressives à l’encontre des syndicats et des travailleurs.
Les données montrent que l’Europe, malgré sa réputation de porte-drapeau mondial pour les droits des travailleurs, a enregistré le plus grand déclin au cours de la dernière décennie, passant de 1,84 en 2014 à 2,73 en 2024. Cette dégradation continue indique que le modèle social européen « centré sur le travailleur » est activement démantelé par les gouvernements et les entreprises à un rythme qui s’accélère, ce qui entraîne de lourdes conséquences dans la région et risque de déclencher un nivellement par le bas à l’échelle mondiale pour les droits des travailleurs.
La note de la Fédération de Russie (depuis son dernier classement en 2021), de la Finlande, du Kirghizistan et de la Suisse s’est dégradée, alors que celle de la Roumanie s’est améliorée.
La criminalisation des grèves et la stigmatisation des grévistes en Belgique et en France, conjuguées à une définition excessivement étendue des services essentiels en vue de restreindre ou d’interdire les grèves en Albanie, en Hongrie, en Moldavie, au Monténégro et au Royaume-Uni, ont contribué à la détérioration générale de la situation dans la région.
En Arménie et en Pologne, les employeurs se sont immiscés dans les élections syndicales, et des syndicats jaunes ont été créés en Arménie, en Grèce, en Macédoine du Nord et aux Pays-Bas pour empêcher les travailleurs d’être représentés par des syndicats indépendants.
En Suède, Tesla ayant refusé d’engager des négociations collectives avec IF Metall, une grève a été organisée en octobre 2023, ce qui a donné lieu à une démonstration de solidarité historique de la part des syndicats suédois et des syndicats des pays voisins pour protéger un des piliers fondamentaux du modèle social nordique.
En Bulgarie, la confédération des syndicats indépendants Confederation of Independent Trade Unions of Bulgaria (CITUB) a remporté une bataille de 25 ans pour faire inscrire dans la loi la possibilité d’engager des poursuites pénales contre tout employeur qui violerait les droits syndicaux. Les syndicats ont salué la mise en place de ces sanctions, estimant qu’elles offraient une protection solide aux travailleurs et aux syndicalistes.
Le rapport de cette année est peu optimiste et s’impose comme un signal d’alarme clair et urgent, qui rappelle à quel point l’avenir de la démocratie et des droits fondamentaux – approuvés par la plupart des pays au niveau international – est menacé.
En dépit de certains signes d’amélioration, même dans les pires régions, le tableau général fait apparaître une attaque incessante à l’encontre des libertés civiles et des intérêts des travailleurs. Cette situation s’inscrit dans le contexte d’une crise du coût de la vie dévastatrice, qui ne semble pas vouloir se résorber, à une époque de bouleversements technologiques qui font évoluer rapidement le monde du travail.
Les conflits en cours autour du monde, impliquant la Fédération de Russie, Haïti, Israël, la Palestine, le Soudan, l’Ukraine et le Yémen, n’ont fait qu’aggraver la situation : ils empêchent les syndicats de fonctionner librement pour protéger les travailleurs, et les familles de travailleurs ne peuvent accéder à des moyens de subsistance car elles doivent faire face aux conséquences catastrophiques de la guerre.
Les travailleurs sont le cœur battant de la démocratie et leur voix est essentielle pour garantir la santé et la pérennité des systèmes démocratiques. Inversement, lorsque leurs droits sont bafoués, restreints et fragilisés, c’est la démocratie elle-même qui est en péril.
À l’approche des nombreuses élections organisées cette année tout autour du globe, la campagne de la CSI « Pour la démocratie » vise à défendre et à renforcer les piliers de la démocratie contre les groupes d’intérêt de droite qui cherchent à réduire les libertés des travailleurs et les droits humains fondamentaux, soit pour resserrer leur emprise sur le pouvoir, soit pour augmenter les profits des entreprises aux dépens des familles de travailleurs ordinaires.
Ce rapport met également en lumière l’histoire des actions héroïques et courageuses des travailleurs et des syndicalistes qui affrontent souvent les pires dangers pour améliorer la vie de leurs collègues et défendre les droits démocratiques partout dans le monde. Que ce soit sur le lieu de travail, dans la société ou au niveau mondial, il s’agit de notre combat commun. Il ne fait aucun doute qu’en s’unissant pour défendre les valeurs démocratiques et les droits qui en sont le fondement, le mouvement syndical international doit jouer un rôle à part entière dans la construction d’un monde plus juste et plus sûr pour tous et toutes.