En Corée du Sud, la lutte des chauffeurs routiers pour de meilleures conditions de travail et de rémunération

En Corée du Sud, la lutte des chauffeurs routiers pour de meilleures conditions de travail et de rémunération

Transport workers at a rally held in Seoul on 30 June 2018, organised by the Korean Public Service and Transport Workers’ Union, hold signs that say: ‘Safe rates in all sectors!’.

(KPTU-TruckSol)

Au cours de cette dernière décennie, la Corée du Sud s’est affirmée comme l’une des économies numériques les plus avancées d’Asie de l’Est, avec le commerce en ligne, le covoiturage et d’autres services en pleine expansion. Mais pour nombre de camionneurs et d’ouvriers du transport logistique, sans lesquels ces services ne seraient pas possibles, les avantages restent rares. Depuis les années 1990, la déréglementation a permis de réduire les obstacles à l’entrée sur le marché des petites entreprises et des propriétaires-exploitants, tandis que les grandes entreprises ont pu accroître leur pouvoir d’imposer les tarifs, accentuant ainsi la précarité des conducteurs.

«La grande majorité des chauffeurs de camion (plus de 90 %) sont des travailleurs indépendants économiquement dépendants, ou "chauffeurs propriétaires", qui rencontrent de nombreux problèmes », affirme Wol-san Liem, directeur des affaires internationales du Korean Public Service and Transport Workers’ Union (KPTU), le syndicat coréen du personnel du transport et du service public. « Le droit coréen du travail ne les reconnaît ni comme des employés ni même comme des travailleurs. Autrement dit, aucune loi ne leur garantit le respect des normes de base telles que le salaire minimum, la limite du temps de travail ou la liberté syndicale. »

Malgré cela, la division « solidarité des routiers » du KPTU (KPTU-TruckSol), Hwamulyundai en coréen, a réussi à syndicaliser un pourcentage important d’ouvriers du transport et à déployer efficacement une stratégie de campagne en faveur de « taux de rémunération garants de la sécurité », inspirée du mouvement lancé par le syndicat australien des ouvriers du transport TWU, afin de renforcer le pouvoir des travailleurs et exiger de nouvelles réglementations, qui ont amélioré les moyens de subsistance de certains d’entre eux.

Le KPTU-TruckSol, fondé en octobre 2002 avec 1.300 membres, se donne pour objectif de syndicaliser les ouvriers du transport routier, de garantir la sécurité de leurs conditions de travail, le respect des normes et des taux de rémunération équitables, afin de répondre aux difficultés rencontrées dans ce secteur. « La dépendance, le statut de chauffeur-propriétaire et l’absence de droits légaux impliquent que les conducteurs doivent accepter toutes les conditions qui leur sont imposées, tout en devant prendre en charge les coûts d’exploitation, comme les frais de carburant et de réparation en cas d’accident », explique Wol-san Liem.

Dès le début, la syndicalisation a représenté un véritable défi. Cette situation s’explique en partie par l’hostilité que manifestent le gouvernement sud-coréen et les sociétés de transport de marchandises à l’égard du KPTU-TruckSol depuis sa fondation.

Sa première action, une grève menée en 2003, a tout d’abord forcé le gouvernement à s’asseoir à la table des négociations. Mais, au lieu d’accéder aux revendications du syndicat, le gouvernement a modifié la loi relative aux entreprises de transport routier, afin d’autoriser le ministère du Territoire, des Infrastructures et des Transports à ordonner aux chauffeurs de camion participant à un arrêt de travail collectif de reprendre leurs activités.

Ce revirement a été suivi par le retrait du statut juridique du KPTU-TruckSol, en forçant notamment le syndicat-mère, le KPTU, à ne plus représenter les propriétaires-exploitants. De leur côté, les entreprises refusent souvent de négocier avec le KPTU-TruckSol ou licencient ses membres pour avoir participé à des actions collectives. Certaines sociétés de transport de marchandises ont même été jusqu’à résilier leurs contrats avec des propriétaires-exploitants en raison de leurs activités syndicales ou ont forcé des conducteurs à renoncer à leur affiliation au syndicat pour pouvoir continuer à travailler.

Apprentissage transfrontalier

En 2012, le KPTU-TruckSol a appris que le syndicat australien TWU avait mené une campagne qui a permis de faire adopter une loi nationale sur les « taux de rémunération garants de la sécurité ». Ce système de réglementation prévoit des obligations légales auxquelles doivent répondre toutes les sociétés commerciales intervenant dans les chaînes d’approvisionnement du transport routier. Ces mesures visent à ce que tous les ouvriers du transport routier puissent bénéficier des mêmes protections professionnelles en termes de santé et de sécurité, mais aussi en ce qui concerne les taux de rémunération minimaux.

« En 2013, nous nous sommes rendus en Australie pour mieux comprendre le fonctionnement de ce système juridique, ce qui nous a permis de démontrer que le gouvernement sud-coréen mentait en affirmant systématiquement que nulle part dans le monde il n’existe un système de "taux standard" », explique Yeonsu Park, directeur politique du KPTU-TruckSol.

Ils ont également constaté que ces dispositions légales étaient basées sur une stratégie de renforcement du pouvoir, au travers de laquelle le TWU cherchait à aller au-delà des travailleurs pour sensibiliser l’ensemble de la population, en faisant pression et en organisant des campagnes médiatiques démontrant les liens entre les pratiques contractuelles, les salaires peu élevés et les accidents de la route.

« Après avoir rencontré le TWU, nous avons, nous aussi, commencé à mettre en lien ces différents éléments, sous le slogan "Sécurité pour la population, droits pour les chauffeurs de camion" », explique Yeonsu Park.

À partir de 2013, le KPTU-TruckSol a adapté la campagne du TWU en Corée, en rassemblant des preuves démontrant que les bas salaires étaient responsables d’une augmentation de la fatigue des conducteurs et du risque d’accident, en organisant un symposium international et en devenant actif dans les médias.

Une autre grève a été menée en 2016 en vue d’obtenir une législation sur les taux de rémunération garants de la sécurité, suivie d’une mise sous pression directe. Et cette mobilisation a porté ses fruits : au mois d’avril 2018, une mesure concernant les taux de rémunération garants de la sécurité pour les conducteurs des secteurs du transport de conteneurs d’import-export et de ciment en vrac a été votée sous la forme d’un amendement à la loi sur les entreprises de transport routier. Cet amendement définit le salaire minimum légal à payer à tous les conducteurs du secteur du transport routier, y compris les non-salariés, à partir de janvier 2020.

Renforcer le pouvoir

La campagne en faveur de taux de rémunération garants de la sécurité a permis au KPTU-TruckSol d’augmenter considérablement son nombre de membres. Depuis l’entrée en vigueur de ces réglementations le 1er janvier dernier, le syndicat affirme avoir enregistré une augmentation de ses affiliés : 350 dans le secteur du transport de ciment, 1.400 dans le secteur des conteneurs et plus de 3.500 au total.

« Nous nous sommes volontairement concentrés sur l’identification et la résolution des problèmes qui ne sont pas correctement traités dans le système de taux de rémunération garants de la sécurité, ainsi que sur le contrôle et l’application des rémunérations dans ces deux secteurs », explique Wol-san Liem.

« Nous avons réussi à syndicaliser les travailleurs autour de ces revendications, afin de pouvoir apporter des changements concrets sur leurs lieux de travail ».

Mais il reste beaucoup à faire, à la fois pour élargir le champ d’application des taux de rémunération garants de la sécurité et syndicaliser davantage d’ouvriers du transport. Plusieurs bonnes nouvelles ont néanmoins émaillé le mois de décembre 2020 puisque, selon les rapports, l’Assemblée nationale a voté des garanties pour l’octroi d’allocations de chômage, ainsi que l’extension de l’assurance couvrant les accidents du travail aux chauffeurs de véhicule de livraison et aux indépendants des plateformes numériques, à partir du 1er janvier 2022. Une préoccupation majeure est la clause de temporisation de trois ans prévue par la loi, que le KPTU-TruckSol tente de faire abroger.

Autre défi de taille, le KPTU-TruckSol doit mieux adapter son modèle à l’émergence de l’économie numérique. Ses affiliés appartiennent essentiellement au secteur du transport de marchandises, mais les services de livraison porte-à-porte ont augmenté de 300 % entre 2007 et 2017, selon la base de données coréenne du transport. Même parmi les membres du KPTU-TruckSol, le travail basé sur les applications ne cesse de se généraliser, 75 % d’entre eux ayant eu recours à des intermédiaires basés sur des applications en 2018. Ce facteur fait peser davantage de pressions sur les chauffeurs de camion, qui doivent travailler plus longtemps dans des conditions de plus en plus dangereuses pour respecter les délais de livraison et s’aligner sur les tarifs de transport.

« Notre objectif est de renforcer notre syndicalisation stratégique dans les secteurs du transport de conteneurs et de ciment, mais également de l’étendre aux secteurs de l’acier, au commerce de détail et à la livraison de colis », explique Wol-san Liem. Il leur faudra également défendre leurs acquis, étant donné que la réglementation pour les taux de rémunération garants de la sécurité fait l’objet de plusieurs contestations d’ordre juridique de la part de certaines entreprises de transport et de clients.

« Si elles ne sont pas stoppées, ces actions déstabiliseront le système, créeront davantage de remous au sein de l’industrie et pousseront les travailleurs à se montrer encore plus compétitifs et à se livrer à des pratiques dangereuses, voire, illégales, pour gagner leur vie », souligne Wol-san Liem. « Raison pour laquelle nous sommes actuellement arrivés à un point extrêmement critique, qui sera déterminant pour l’avenir du transport routier en Corée ».

Cet article a été co-produit avec la FES (Friedrich-Ebert-Stiftung) dans le cadre de la série ’Syndicats en Transformation 4.0’.