Comment sortir les travailleurs de la pêche de l’enfer que sont devenus les océans

Comment sortir les travailleurs de la pêche de l'enfer que sont devenus les océans

Fishers unload fish at a port in Ranong Province, Thailand, 2018. According to the ILO, more than 90 per cent of the workers on Thai fishing boats are migrants from Cambodia and Burma who spend long weeks at sea for extremely low wages in working and living conditions that sometimes amount to “modern slavery.”

(Daniel Murphy/International Labor Rights Forum)

Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (la FAO) 40,1 millions de personnes travaillaient en 2017 sur des bateaux de pêche dans le monde. Des hommes et des femmes parfois enrôlés de force sur des navires, où leurs droits les plus élémentaires sont bafoués. Une situation inacceptable pour de nombreuses associations et syndicats qui se battent pour pousser la communauté internationale à mieux réguler ce secteur en pleine mutation.

Supreyanto avait 47 ans. Il était indonésien et travaillait sur un bateau taïwanais pour pêcher le thon. Un emploi pour lequel les marins peuvent travailler plusieurs jours d’affilé sans repos. Un travail pour lequel Supreyanto aura donné sa vie. En 2015, après quatre mois passés en mer, ce pêcheur meurt sur le bateau qui l’employait. « Un accident », selon le capitaine et plusieurs marins. En réalité, c’était un assassinat.

Car sur le bateau taïwanais, Supreyanto subissait de nombreux abus : humiliations, passages à tabac… Un exemple parmi d’autres dans l’industrie de la pêche. Si l’histoire de Supreyanto est connue, c’est parce que des vidéos ont été diffusées grâce à la mobilisation d’Allison Lee, fondatrice du Yilan Migrant Fishermen Unions, le premier syndicat à Taïwan créé en 2014 pour défendre les droits des marins étrangers employés dans le pays.

Depuis des années, elle se bat pour défendre ces travailleurs souvent exploités. « Il est difficile de connaître la situation sur les bateaux », explique-t-elle à Equal Times. « La plupart du temps, nous n’avons que des soupçons. Et pour les marins qui meurent, ils disparaissent souvent dans l’océan ». Car sur les mers du globe, et alors que les enjeux économiques autour de la pêche ne cessent de croître, les histoires comme celle de Supreyanto sont courantes.

Réduire les coûts

L’industrie de la pêche est l’une des plus dangereuses et des plus violentes au monde. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), 20 à 30.000 marins disparaissent chaque année lors de leur séjour en mer. « Je pense que c’est dû à la nature du travail », explique à Equal Times Kimberly Rogovin, coordinatrice pour les activités de pêche pour l’International Labor Rights Forum (IRLF). « Sur les bateaux, vous n’avez pas accès aux soins médicaux les plus basiques ».

Par ailleurs, selon elle, « il y a une pression économique énorme sur les bateaux de pêche pour réduire les coûts. Ils embauchent donc les travailleurs les moins formés et les moins chers ». Une situation particulièrement vraie dans les pays d’Asie, parmi les plus gros pêcheurs de poissons au monde.

Dans ces États, qui abritent 75 % des bateaux de pêche en activité sur la planète, l’industrie repose sur des travailleurs immigrés, venus de pays où les emplois sont rares et prêts à s’enrôler pour des salaires de misère.

Kimberly Rogovin détaille à Equal Times : « Dans l’industrie de la pêche taïwanaise, spécialisée dans le thon, ce sont principalement des travailleurs Indonésiens et Philippins qui travaillent sur les bateaux. En Thaïlande, ce sont des travailleurs venus de Myanmar, du Cambodge et du Laos. Ils pêchent toute sorte de poissons à l’intérieur et à l’extérieur des Zones Économiques Exclusives (ZEE) [des zones appartenant à un pays lui permettant d’y exploiter ses ressources dans la limite de 200 miles nautiques, ndlr]. Ce sont ceux qui subissent les pires abus. Même chose pour les travailleurs en Corée du Sud ».

Au fil des années, les associations ont ainsi documenté les dérives du secteur. « Je pense que l’on peut observer des abus sur de nombreux bateaux dans le monde. Mais ces dernières années, le phénomène est devenu extrême et certaines régions sont plus touchées que d’autres. Par exemple, la Thaïlande », affirme à Equal Times Steve Trent, fondateur et président de l’Environmental Justice Foundation (EJF). En effet, selon un rapport de l’ONU, 59 % des travailleurs immigrés embauchés sur des bateaux Thaïlandais ont déjà été témoins du meurtre d’un autre marin.

Esclavage moderne

« Tout le système est fait pour garder les marins dépendants des bateaux sur lesquels ils sont, ils ne peuvent pas partir ou demander le respect de leurs droits. Sur cet aspect, travailler sur un bateau peut ressembler à de l’esclavage », détaille à Equal Times Phil Robertson, directeur adjoint de la division Asie pour Human Rights Watch. En effet, de nombreux travailleurs immigrés employés sur les bateaux ont contracté une dette abyssale bien avant leur départ en mer.

Des agences de recrutement se chargent ainsi de trouver les travailleurs les plus pauvres pour leur proposer des contrats et exercer à l’étranger. Des documents signés en échange d’une grosse somme d’argent. Et avant qu’ils aient pu s’en rendre compte, les travailleurs bengalais, indonésiens ou cambodgiens se retrouvent enrôlés sur des bateaux de pêche dans des conditions déplorables et forcés à travailler durant des années pour rembourser. Une pratique assimilée par les Nations unies à une forme « d’esclavage moderne ».

Par ailleurs, explique Phil Robertson , « les opérations de pêche en haute mer se déroulent en dehors de toute loi nationale sur le droit du travail, et en réalité, en dehors de toute loi, puisque les régulations concernant le travail en mer sont quasiment inexistantes », déplore-t-il.

En effet, si les activités de pêche sont régulées par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, elle est dans les faits peu respectée.

Pour tenter de pallier ce problème, l’OIT a adopté, en 2007, après deux ans de négociations, une nouvelle convention (la Convention 188) visant à assurer que les pêcheurs bénéficient de conditions décentes pour travailler à bord des navires de pêche notamment concernant les « conditions de service, de logement, d’alimentation, de sécurité ou de santé au travail ». Mais le document manque d’assise alors qu’aucun pays asiatique n’a encore accepté de le signer, exceptée la Thaïlande.

Par ailleurs, la difficulté de mener des contrôles en raison l’immensité des mers et océans du globe rend difficile la tâche pour s’assurer de la bonne application des textes. D’autant plus quand les navires qui emploient ces esclaves modernes sont souvent des bateaux « fantômes », pratiquant la pêche illicite.

Compétitivité et réduction des coûts

Cette pêche se déroule en dehors de tout contrôle international et appelée pêche INN (illégale, non-déclarée et non-réglementée) par les institutions internationales. Une pratique qui représente 20 à 30 % des activités dans le secteur pour un chiffre d’affaires estimé entre 10 et 20 millions de dollars par an, selon la FAO. « Nombreux sont ceux qui tentent de réguler la pêche INN parce qu’ils ne peuvent pas en profiter », détaille à Equal Times Kimberly Rogovin.

Pourtant, la lutte contre cette pêche illégale et une meilleure régulation des océans ne peut se faire sans la lutte contre le travail forcé. « Le changement climatique et la surpêche rendent plus difficile la possibilité d’attraper des poissons près de la côte », affirme à Equal Times Phil Robertson. « Quand les bateaux deviennent des flottes pêchant en haute mer, les abus contre les travailleurs s’intensifient et s’aggravent de façon significative ». D’ailleurs, selon le directeur adjoint d’HRW, « la pêche INN sur de longues périodes n’est réellement possible que si vous avez des équipages retenus de force qui peuvent travailler indéfiniment et dans d’horribles conditions ».

Des travailleurs immigrés sont ainsi traités comme des « ressources jetables » alors que les propriétaires de bateaux n’ont qu’un objectif : attraper le plus de poissons pour réaliser les plus gros profits. Une équation de plus en plus difficile en raison de la surpêche des océans.

« Une espèce de poisson sur trois est aujourd’hui surexploitée », détaille à Equal Times Pearl Peiyu Chen qui travaille pour Greenpeace en Asie. « Les bateaux doivent donc voyager plus loin sur l’océan et rester plus longtemps en mer pour trouver les ressources dont ils ont besoin ».

« La pêche commerciale se déroule dans une chaîne globale et il y a une énorme pression de la part des acheteurs, que ce soit des grandes enseignes comme Walmart, Tesco ou Carrefour ou des distributeurs qui achètent les produits de la pêche comme Nestlé », explique Kimberly Rogovin. « Cette énorme pression qui est mise sur la filière pour garder des coûts de production très bas oblige les bateaux à économiser pour pouvoir continuer de vendre leurs poissons ».

Greenpeace pointe notamment du doigt l’implication de géants de l’industrie dans le travail forcé. En mars dernier, l’association révélait des témoignages troublants de marins employés sur deux bateaux liés à Fong Chong Formosa (FCF), l’un des plus importants pêcheurs de thon à Taïwan qui vend ses produits sur les marchés japonais, américain et européen. Si les pays asiatiques sont particulièrement concernés par le travail forcé, l’EJF a toutefois documenté des cas de travail forcé sur des bateaux britanniques, irlandais ou des navires battant pavillon américain et basés à Hawaï.

Mettre fin au « transbordement »

Pourtant, des solutions existent pour mettre fin à ces pratiques dégradantes pour les travailleurs du globe. Steve Trent estime ainsi qu’il existe « un éventail d’outil facilement accessibles et économiquement viables qui pourraient être mis en place. Par exemple : lorsque vous regardez par la fenêtre, où que vous soyez dans le monde, et que vous regardez les voitures passer, elles ont une plaque d’immatriculation. Cela permet d’éviter d’importants problèmes. En mer, de nombreux bateaux de pêche n’ont pas de numéro d’identification. Nous militons pour la mise en place de plaques d’immatriculation du moment où les navires sont construits au moment où ils sont détruits ».

Autres solutions avancées : l’installation de systèmes de traçage et de caméras à bord des navires. Les associations demandent également la fin du « transbordement » en mer. Le principe de cette pratique est simple : pour éviter que les bateaux de pêche ne fassent trop d’aller-retour entre la haute-mer et la côte, d’autres bateaux se chargent de venir récupérer le poisson capturé et de ramener la marchandise au port. Une pratique qui permet aux navires de rester des mois en mer sans jamais interrompre leur pêche, mais qui est également souvent associée au travail forcé [Une situation qui s’est d’ailleurs aggravée pour les pêcheurs retenus en mer avec les mesures de confinement imposées aux navires à cause du coronavirus, ndlr]. Le transbordement est toutefois de plus en plus régulé par les pays du monde, car souvent associée à la pêche INN.

Face à la pression internationale, mais aussi le soutien logistique et financier inter-gouvernemental, plusieurs pays ont également pris des mesures pour tenter d’améliorer les conditions de travail sur leurs bateaux.

La Thaïlande, particulièrement visée ces dernières années, tente de mieux réguler son industrie depuis 2015. Grâce notamment à l’amélioration des conditions de travail sur ses bateaux et un investissement de plus de 1,75 million de bahts (56.700 de dollars américains) pour moderniser les équipements de pêche, le pays a réussi à diminuer de 37 % le besoin de main d’œuvre sur les navires battant pavillon thaïlandais et ainsi diminuer les coûts de production, tout en améliorant les conditions de travail et le salaire des travailleurs étrangers.

L’Union européenne a également levé, l’année dernière, le « carton jaune » qu’elle avait attribué à Taïwan en 2015 pour le manque de régulation de ses bateaux. Le pays a en effet, depuis plus de trois ans, mis en place une meilleure surveillance de ses navires. Il faut dire que les textes internationaux commencent à porter leurs fruits. En 2018, le Fuh Sheng No.11, battant pavillon taïwanais, est devenu le premier bateau à être sanctionné en vertu de la Convention 188 sur le droit des travailleurs en mer après une inspection de l’OIT à bord et la découverte de cas de travail forcé.

Tous acteurs

Mais les gouvernements ne sont pas les seuls à pouvoir lutter contre le travail forcé sur les bateaux de pêche. Plusieurs syndicats se sont créés ces dernières années pour défendre les droits de ces pêcheurs immigrés. Des organisations indispensables pour lutter contre ces pratiques. Au-delà de leur rôle d’information et de prévention auprès des travailleurs qu’elles parviennent à toucher, les organisations ont également joué un rôle majeur ces dernières années pour dénoncer les armateurs qui ne respectent pas les droits humains les plus élémentaires.

En Thaïlande, le Fishers’ rights Network (FRN) s’est ainsi installé en 2017 dans l’un des plus grands ports du pays, à Songkhla. Le syndicat distribue, depuis, des kits de premiers secours aux pêcheurs et a accompagné plusieurs d’entre eux pour réclamer des salaires impayés alors que son action a forcé le gouvernement à revoir à la hausse le salaire minimum alloué aux pêcheurs. En Janvier 2017, le Migrant Workers Rights Network (MWRN), basé également en Thaïlande, mais œuvrant pour les travailleurs du Myanmar, a assisté de son côté plus de 2.000 travailleurs immigrés dans une procédure contre leur employeur.

Ces combats menés à travers le monde ne pourrait pas aboutir sans la mobilisation de tous les acteurs des filières de consommation, jusqu’aux acheteurs.

« Les consommateurs doivent poser des questions dans leurs supermarchés ou restaurants pour qu’ils s’assurent que les produits de la mer sont issus de pratiques durables dans le respect des droits du travail et des droits humains », explique Phil Robertson.

Pour Steve Trent, une meilleure vision politique, une plus grande maîtrise des distributeurs sur la provenance de leurs produits et une mobilisation des consommateurs pourrait permettre de changer les choses rapidement. « Les défis sont immenses, cela ne fait aucun doute. Mais nous avons des solutions à notre disposition ». Le fondateur de l’EJF plaide ainsi pour une action globale : « Les mers et les océans couvrent plus de 70 % de notre planète et ils n’ont aucune frontière. Ces problèmes ne peuvent être réglés de façon individuelle. Si nous ne travaillons pas ensemble, nous échouerons », affirme-t-il.

Un enjeu de taille pour les milliers de travailleurs immigrés qui subissent chaque jour les abus de leurs capitaines sur les océans du monde. Des « paradis bleus » souvent synonymes d’enfer dans l’indifférence générale, alors que le changement climatique et la raréfaction des ressources en poissons rendent cette question de plus en plus urgente et que la demande ne cesse d’augmenter. Selon la FAO, en 2016, la consommation moyenne de poissons était de plus de 20 kilos par personne et par an. C’est le double du chiffre d’il y a 50 ans.

This article has been translated from French.