Comment l’intelligence artificielle est en train de transformer le journalisme

L’intelligence artificielle est en train de transfigurer le journalisme tel que nous le connaissions jusqu’à présent. La rédaction de certaines chroniques et les processus de distribution automatisés sans supervision humaine, par exemple, sont déjà une réalité qui échappe souvent au lecteur. Ce qui nous amène à nous poser certaines questions fondamentales : Que devront apprendre les journalistes de demain ? Cette réalité améliorera-t-elle les conditions de travail de la profession ? Quels seront les gains et les pertes pour les sociétés ?

La quatrième révolution industrielle agite un cocktail de changements dans le monde du travail qui, dans le cas des médias européens, interviennent dans un contexte de précarité (effectifs réduits ou freelance faiblement rémunérés) et de manque d’investissements dans l’innovation (tant en termes technologiques que de formation professionnelle). À côté de cela surgissent, néanmoins, aussi des projets axés sur l’innovation.

Ainsi, l’Agence de presse norvégienne NTB s’est embarquée, en 2015, dans un projet d’automatisation des chroniques footballistiques, dont le lancement a eu lieu au printemps 2016. Pendant la phase d’« entrainement » du robot, un groupe de journalistes, conjointement avec des experts en intelligence artificielle, a entrepris d’apprendre de nouvelles compétences, une décision-clé pour le développement de l’algorithme.

« Une quantité importante de commentaires éditoriaux est requise pour aider le robot à prendre les décisions adéquates. Ce processus d’apprentissage au sein de la rédaction a fait surgir une foule de nouvelles idées quant aux domaines possibles d’automatisation : de choses simples comme le climat et les prix des denrées de base jusqu’à un plan ambitieux portant sur la prestation de services nocturnes totalement automatisés pour les élections locales qui auront lieu l’année prochaine en Norvège », explique Helen Vogt, retraitée depuis peu au terme d’une carrière de 42 ans dans les médias.

Les chroniques sont supervisées par une équipe de journalistes, qui ont attesté la fiabilité des informations dans 99 % des cas.

Dans des cas non prévisibles par algorithme – par exemple, si pour cause d’un incident quelconque, le match doit être annulé –, le robot n’aurait aucun moyen de connaître la cause et c’est pourquoi, explique M. Vogt, le programme est paramétré de manière à ne rien rédiger en cas de suspension d’un match.

La production automatisée de nouvelles peut être considérée comme la continuation de l’automatisation des salles de rédaction amorcée dès la fin des années 1980, ainsi que des pratiques de journalisme basées sur les données. « Si les journalistes ne peuvent rivaliser avec ces systèmes, qui seront toujours plus rapides, ils pourront en revanche s’en servir pour leurs recherches ou dans le cadre de leurs routines quotidiennes », explique Laurence Dierickx, journaliste-développeuse indépendante et étudiante en doctorat – à l’université belge ULB-ReSIC, où sa recherche porte sur la production automatisée de nouvelles et son utilisation par les journalistes.

L’ancienne directrice de l’Innovation de NTB a pu constater les bénéfices pour son agence. « L’automatisation a permis à NTB d’offrir un service d’information beaucoup plus ample, couvrant des matchs de catégories inférieures que nous n’avions jamais eu la capacité de couvrir auparavant. Ce qui signifie que tous nos clients, les médias, ont accès aux chroniques qui les intéressent immédiatement après la fin d’un match, dès lors que l’algorithme peut fonctionner beaucoup plus rapidement que les humains et est capable de produire des dizaines d’articles simultanément, en quelques secondes. »

En quoi les perspectives d’emploi se verront-elles affectées ?

L’automatisation va-t-elle coûter leur place aux journalistes ? « Il y a peu d’estimations à ce sujet », indique Mme Dierickx, qui avance, néanmoins, quelques chiffres à titre d’exemple : « 8,25 % en Belgique [ING, 2015], 32 % pour l’ensemble du secteur d’information et de communication en Wallonie [IWEPS, 2017], 17 % pour l’ensemble du secteur créatif en Allemagne [McKinsey 2017]. D’autres études prospectives montrent que les journalistes seraient plus préoccupés [International Data Corporation 2016 et Ericsson 2017], quoique ces mêmes études soulignent en même temps que les postes en rapport avec les relations humaines seraient préservés. Il y a une foule de contradictions et personne ne peut prédire de quoi sera fait l’avenir », reconnait l’experte.

Laurence Dierickx et beaucoup d’autres experts s’accordent sur ces deux points : les contradictions et l’impossibilité de prédire l’avenir. D’une part, les tâches plus répétitives peuvent être automatisées, cependant il est impossible de créer une technologie qui remplace la partie humaine essentielle de la profession, comme la relation avec les sources, les opinions, l’analyse approfondie ou la définition de l’intérêt journalistique.

Cette experte pencherait davantage pour une perspective d’autonomisation : « Au lieu de voir les technologies de l’automatisation comme des adversaires, pourquoi ne pas en tirer le meilleur parti et faire d’elles des alliées ? Nous disposons désormais de suffisamment d’exemples démontrant qu’elles fonctionnent. »

Un des projets qui rapproche l’intelligence artificielle des rédactions est INJECT, un outil basé sur l’intelligence artificielle pour aider à trouver plus facilement des approches originales à travers les suggestions.

« Il est crucial pour les journalistes de faire partie de la conversation sur l’avenir du journalisme et de faire pression en faveur d’applications technologiques bénéfiques pour le journalisme », souligne Andrea Wagemans, coordinatrice du projet, qui s’est engagée à rapprocher la technologie et le débat de la profession.

Consciente du fait que les motivations journalistiques et économiques ne convergent pas toujours dans le domaine des médias, elle mise sur le développement d’un rôle actif et une relation étroite avec les progrès technologiques. « Qu’attendez-vous de l’IA? Aujourd’hui, mais de manière plus importante, à l’avenir ? Comment croyez-vous qu’elle puisse vous aider à mieux faire votre boulot ? Et en quoi pensez-vous qu’elle puisse appuyer ce qu’est censé être le journalisme ? ».

Pour Helen Vogt, il est important que les journalistes puissent coopérer étroitement avec les développeurs. « Beaucoup de journalistes de la vieille école semblent incapables de parler aux gens de technologie : ils ne comprennent pas ce que font les développeurs, et il leur arrive donc souvent de ne pas respecter leur travail. Apprendre les rudiments du code Python aiderait probablement. Un cours de programmation simple s’adressant aux journalistes, voilà quelque chose que je recommanderais certainement. »

Quelles sont les implications éthiques et juridiques ?

« Jusqu’ici, nous n’avons pas de réponses, uniquement des questions », explique Matthias Spielkamp, fondateur et directeur exécutif d’AlgorithmWatch, organisation à but non lucratif spécialisée dans la recherche sur les conséquences de la prise de décisions algorithmiques (algorithmic decision making, ADM) dans les sociétés.

S’agissant des textes journalistiques automatiquement générés, comme par exemple les résumés de matchs de football ou les rapports financiers, conviendrait-il de signaler ceux-ci comme étant automatiquement générés, à titre d’information pour les lecteurs ?

« Il existe différentes approches possibles. Il y a ceux qui affirment que les lecteurs ont besoin de transparence or parallèlement à cela, beaucoup de lecteurs ne semblent guère préoccupés par la lecture de contenus automatiquement générés, comme nous pouvons constater dans des cas comme les bulletins météo.»

« Ça me semble être une bonne idée de le mentionner [si un texte a été créé par une intelligence artificielle] aux lecteurs à l’heure actuelle, car beaucoup de gens ne sont tout simplement pas au courant du fait qu’il existe une production automatisée de contenu journalistique », souligne M. Spielkamp.

C’est un débat qui touche aussi à d’autres domaines, comme la distribution automatisée de contenus, où l’expert se demande s’il devrait y avoir des limites. « Mettons que le New York Times décide de mettre au point un système de distribution massive à travers un réseau de bots, pour acheminer son contenu vers des publics ciblés. J’imagine que beaucoup d’entre nous serions opposés à cela, indépendamment de la crédibilité de leurs reportages ? »

Dans le contexte européen, il n’y a pas de législation spécifique pour l’intelligence artificielle. Bien qu’il existe une réglementation adaptée en matière d’utilisation des algorithmes, comme la Directive concernant les marchés d’instruments financiers ou le Règlement général sur la protection des données, qui porte sur les décisions automatisées basées sur une utilisation des données personnelles. « Imaginez un instant qu’un article produit automatiquement soit diffamatoire. Indépendamment du fait qu’il ait été rédigé par une machine, le rédacteur en chef devra en assumer la responsabilité », souligne M. Speilkamp.

This article has been translated from Spanish.