Après deux mois de confinement imposé par les autorités indiennes, l’économie du Cachemire menace de s’écrouler

Abdur Rashid Dar s’avance pour saluer les passants sur la route qui traverse le célèbre lac Dhal, à Srinagar, plus grande ville et capitale d’été de l’État indien du Jammu-et-Cachemire. Propriétaire d’un shikar (petite embarcation en bois ressemblant à une gondole), il interpelle des clients potentiels : « Cela ne vous coûtera que 200 roupies (environ 2,80 dollars US) pour une ballade d’une demi-heure ». En temps normal, le prix est de 600 roupies (environ 8,45 dollars US).

Nichée dans les hautes vallées de l’Himalaya, Srinagar est une destination fort prisée des touristes indiens et étrangers entre avril et octobre, au moment où les montagnes indiennes dévoilent toute leur beauté. Mais pas cette année. « Il n’y a plus de touristes dans la vallée du Cachemire », explique Abdur Rashid Dar. Près de 600 shikars sont à quai, tandis que plus de 900 bateaux aménagés patientent de l’autre côté du lac, vides et silencieux. « Nous ne gagnons plus rien depuis deux mois. Nous avons perdu tout espoir quant à l’avenir. »

Les touristes ont fui le Cachemire le 3 août dernier, deux jours avant que le gouvernement de New Delhi procède à la révocation unilatérale de l’article 370, garant de l’autonomie du Cachemire au sein de l’Union indienne, plongeant la région contestée dans un véritable chaos. Pour la première fois depuis le début du conflit entre le Pakistan et le Cachemire en 1947 (le Jammu, partie de l’État majoritairement hindoue, n’a quasiment pas été touché), le gouvernement indien a donné l’ordre à plus de 340.000 touristes (parmi lesquels environ 200.000 hindous venus participer au pèlerinage de l’Amarnath Yatra) de quitter le seul État indien à majorité musulmane dans les 24 heures en raison de « menaces terroristes ».

En deux jours, tous les étrangers ont déserté le Cachemire, notamment plusieurs milliers de travailleurs parmi les 400.000 migrants originaires d’autres régions de l’Inde, venus vivre et travailler dans l’État.

Bien que les travailleurs migrants n’aient pas été tenus de quitter la région, les répercussions économiques de cette abrogation ont laissé nombre d’entre eux sans travail, tandis que d’autres craignent une éventuelle escalade de la violence – surtout après l’envoi d’au moins 38.000 troupes, venues grossir les rangs des 500.000 soldats et policiers indiens déjà sur place pour assurer le « maintien de la paix ».

Selon la BBC, ce confinement aurait coûté à l’économie du Cachemire plus de 1,4 milliard de dollars US, sans compter les dizaines de milliers de pertes d’emploi. En plein cœur de la haute saison, un coup fatal a été porté au secteur du tourisme, lequel représente 6,8 % du PIB du Cachemire et emploie approximativement deux millions de personnes dans la région. Tous les autres secteurs enregistrent également de lourdes pertes, explique Sheikh Ashiq Ahmad, président de la chambre de commerce et d’industrie du Cachemire (KCCI) : « Aucune lueur d’espoir à court ou moyen terme ».

Depuis le 5 août, lignes téléphoniques et réseaux Internet ont été coupés à la suite du verrouillage des communications. Néanmoins, un nombre limité de services de téléphonie ont été restaurés la semaine dernière. Le gouvernement a déclaré avoir pris cette mesure pour mettre fin à la prolifération des fausses rumeurs. Les Cachemiris, eux, considèrent qu’il s’agit d’un moyen d’empêcher l’organisation de la résistance. Les rassemblements publics sont interdits, tandis que plusieurs centaines de personnalités politiques et représentants de la société civile ont été arrêtés. On signale également que les forces de sécurité indiennes auraient procédé à des arrestations arbitraires et se seraient livrées à des actes de torture dans les villages du sud de la vallée du Cachemire.

Une nouvelle escalade après sept ans de conflit

Le 5 août 2019, le gouvernement du premier ministre Narendra Modi (parti nationaliste hindou BJP) a promulgué un décret révoquant l’article 370 de la constitution indienne, garantissant l’autonomie du Cachemire ainsi que son droit d’édicter ses propres lois. L’État a également été scindé en deux territoires de l’Union indienne (le Jammu-et-Cachemire et le Ladakh), aujourd’hui placés sous contrôle direct de New Delhi.

Priver le Jammu-et-Cachemire de son autonomie s’inscrit dans le cadre d’un programme idéologique déployé de longue date par le parti d’extrême droite BJP, prônant « une seule constitution, un seul drapeau et un seul premier ministre ». Cher aux habitants du Cachemire, cet article 370 leur assurait un certain degré d’auto-détermination (le gouvernement de New Delhi ne contrôlant que la défense, les relations extérieures et les communications) et contribuait à préserver la spécificité culturelle et démographique unique de cet État, qui compte 68,3 % de musulmans.

C’est pourquoi cette mesure prise par New Delhi plonge la population du Cachemire dans un profond isolement. Elle éveille en outre la grogne du Pakistan, pays qui contrôle un tiers du Cachemire et conteste la mainmise de l’Inde sur les deux tiers restants du territoire. Les deux pays se sont mené une guerre de trois ans dans l’espoir de pouvoir contrôler la totalité de l’État. Depuis 30 ans, le Cachemire est le théâtre d’une lutte séparatiste armée, ayant entraîné la mort de 70.000 personnes, le plus souvent parmi la population civile. L’abrogation de l’article 370 fait craindre un quatrième conflit entre ces deux pays possédant l’arme nucléaire.

Le Pakistan est à présent face à un choix difficile : accepter le contrôle de l’État par l’Inde, ou s’y opposer. Ce même dilemme nourrit les inquiétudes des habitants du Cachemire, qui craignent que cette annexion soit un moyen délibéré de provoquer un bouleversement démographique majeur au sein de l’État.

Le Cachemire ayant perdu son statut particulier, les habitants du reste de l’Inde auront désormais la possibilité d’y acquérir du patrimoine foncier. Les Cachemiris soupçonnent que, au travers de ce décret, la véritable intention du gouvernement fédéral est de diluer la majorité musulmane de l’État, à laquelle le BJP impute la responsabilité de cette longue lutte séparatiste.

Alors qu’un nouveau conflit risque d’éclater, les populations du Cachemire tentent de poursuivre une vie normale. Aucun secteur n’est épargné, que ce soient les transports publics, les activités artisanales, l’agriculture, ou encore, les technologies de l’information. Dans l’enclave industrielle de Rangreth, située à l’extrême sud de Srinagar, une douzaine de sociétés informatiques, principalement des centres de sous-traitance offrant leurs services partout à travers le monde, sont totalement à l’arrêt. Ensemble, ces sociétés emploient environ 1.500 personnes, toutes face à un avenir incertain si le gouvernement ne restaure pas rapidement Internet.

« Nous proposons nos services informatiques à des entreprises implantées aux États-Unis, en Europe et à Dubaï, mais, aujourd’hui, nous sommes comme morts », déplore le propriétaire d’une société, qui a préféré garder l’anonymat par crainte de représailles du gouvernement. Les 150 employés de sa société ne se rendent même plus au travail vu qu’ils n’ont rien à faire. Et, comme la plupart des travailleurs au Cachemire, ils ne sont pas payés.

Une nouvelle législation pour les travailleurs et des vergers qui s’étiolent

Le Cachemire est le plus grand producteur de pommes en Inde mais, aujourd’hui, on ne compte plus le nombre d’arbres qui croulent sous le poids des fruits non récoltés. Nous sommes au cœur de la saison des récoltes, mais Basharat Rasool, un fermier du nord du Cachemire, ne peut rien faire. À l’instar des autres producteurs de fruits de la région, il rencontre d’énormes difficultés à récolter, conditionner et transporter ses fruits pour approvisionner les marchés locaux et extérieurs. « Nous n’avons plus la possibilité de contacter les marchands de fruits à New Delhi et ailleurs dans le pays pour négocier les prix », explique Basharat Rasool, ajoutant qu’il a récemment dû parcourir 400 kilomètres jusqu’à la ville de Jammu pour envoyer son numéro de compte bancaire par SMS à un commerçant.

L’horticulture, couvrant 75.000 hectares de terrain et employant plus de trois millions de personnes au Cachemire, représente pour l’État un montant de 65 milliards de roupies (soit environ 913 millions de dollars US). « Si rien n’est fait pour sauver cette récolte, des milliers de foyers s’enfonceront dans la misère », explique Mohammad Yusuf Dar, président de l’association des producteurs et marchands de pommes du Cachemire, en précisant : « Nous demandons instamment au gouvernement de restaurer les moyens de communication, afin de permettre aux fermiers de gérer leurs récoltes en toute indépendance ».

Mohammad Yusuf Dar a fait part de son mécontentement à la suite de la récente annonce de l’entrée en vigueur d’un système de réglementation des marchés par le gouvernement, au travers duquel, une coopérative gérée par l’Etat, la National Agriculture Cooperative Marketing Federation of India (NAFED), s’engage à acheter toutes les pommes du Cachemire à des prix compétitifs. Selon lui, ce système ne fonctionne pas :

« La coopérative n’offre aucun tarif compétitif. Par exemple, les agents de la NAFED classent souvent des pommes de qualité supérieure dans la catégorie inférieure. Ainsi, au lieu de verser aux producteurs 52 roupies le kilo (environ 0,58 dollars US), ils ne leur proposent que 33 roupies (0,33 dollars US). Le gouvernement indique également que la NAFED effectue les paiements dans un délai de trois jours, mais nous n’avons toujours rien reçu en 20 jours. »

Parallèlement, à la suite de l’abrogation de l’article 370, New Delhi envisage d’instaurer des réformes constitutionnelles et juridiques de grande envergure visant à intégrer le Jammu-et-Cachemire conformément aux dispositions de l’Union indienne. Source particulière d’inquiétudes pour les centrales syndicales nationales indiennes, le gouvernement projette de fusionner 44 lois en matière d’emploi et de travail pour n’en conserver que quatre, portant sur les salaires, les relations de travail entre salariés et employeurs, la sécurité sociale et la santé et la sécurité en milieu professionnel. Les syndicats soulignent que ce projet de loi ne concerne que 10 % des travailleurs indiens et fera prévaloir les intérêts des entreprises sur les droits des travailleurs.

Avec l’arrivée de l’hiver le mois prochain, une large part des activités commerciales va disparaître. La détresse générale s’accentue à mesure que s’éloigne tout espoir d’une éventuelle amélioration de la situation dans un avenir proche. L’une des principales raisons est l’absence de porte-drapeau pour diriger le mouvement de contestation. En effet, un grand nombre de séparatistes et figures de proue des groupes influents, notamment certains chefs d’entreprises cachemiris, ont été arrêtés, parmi lesquels Shakeel Qalander (ancien président de la chambre de commerce et d’industrie du Cachemire), Mubeen Shah (ancien président de la Fédération des chambres d’industrie) et Yasin Khan (président de l’Alliance économique du Cachemire). En leur absence, il n’y a personne pour organiser la résistance contre la révocation de l’article 370, qui fera payer un lourd tribut aux travailleurs et aux entreprises dans les mois à venir.