Première réaction du mouvement syndical sur le rapport du Groupe de personnalités de haut niveau - Quelques coups de peinture à la carrosserie, mais toujours le même vieux moteur ?

Fin mai, le Groupe de personnalités de haut niveau, mis en place par le secrétaire général des Nations Unies, Ban-Ki Moon, a publié ses recommandations à la fin du mois de mai de façon à ce que les États Membres de l’ONU puissent en tenir compte au moment de concevoir un nouveau cadre pour les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD). Ce rapport est le fruit de près d’une année de délibérations entre les 27 membres du groupe et devrait contenir les informations recueillies lors des consultations menées avec des représentants de la société civile et du secteur public, ainsi qu’avec des parlementaires.

Placer les questions liées à l’emploi au centre du rapport du Groupe de haut niveau est une avancée importante quant aux efforts de l’ONU et les recommandations émises sont plus explicites et concrètes que nous le pensions. Le rapport présente un programme en cinq points : i) Ne laisser personne de côté ; ii) Placer le développement durable au cœur des débats ; iii) Transformer les économies pour créer des emplois et favoriser un mode de croissance inclusif ; iv) Construire la paix et créer des institutions efficaces, transparentes et responsables pour tous ; et v) Créer un nouveau partenariat mondial. Le rapport reprend aussi douze objectifs qui visent la réalisation de ce programme.

Tout en reconnaissant que le rapport contient des éléments positifs, comme des références aux droits humains et à la gouvernance, aux flux financiers illicites, à la responsabilité des gouvernements et du secteur privé, la CSI juge ses recommandations fortement superficielles et éloignant le lecteur de la véritable conclusion du rapport : « Des marchés libres orientent le développement ». Malheureusement, les auteurs du document n’apportent aucune solution ni pour remédier aux causes systémiques des crises multiples auxquelles l’humanité est confrontée, ni pour atténuer le rapport de force inégal au niveau mondial, responsable de la hausse des inégalités, ni pour pallier l’absence d’un développement constructif pour tous.

Le rapport propose plutôt un statu quo s’appuyant fort sur le modèle d’une croissance économique générée par le secteur privé. L’importance que le groupe a accordée dans son document aux intérêts commerciaux, au mépris des intérêts des populations, est inquiétante, au même titre que son argumentation récurrente à propos des personnes et des biens publics en tant que principaux facteurs de production économique.

Comme l’ont noté d’autres commentateurs, l’objectif ambitieux de mettre un terme à la pauvreté absolue d’ici 2030 ou de veiller à ce que tout le monde vive au-dessus de 1,25 dollar US par jour n’est en fait pas si ambitieux que cela. Il date de 1973 et sachant cela, le monde est déjà en bonne voie pour le réaliser puisque en effet, partout dans le monde, les travailleurs, qu’ils soient employés dans des usines au Bangladesh ou dans l’industrie alimentaire, gagnent déjà 1,25 dollar US, mais leurs moyens de subsistance ne sont pas pour autant décents. La Confédération syndicale internationale estime donc que cet objectif est dépourvu de toute ambition. Du reste, elle estime que les recommandations du Groupe de personnalités de haut niveau compromettent l’agenda du travail décent.

De bons emplois ne sont pas des emplois décents

Pour le mouvement syndical, la plus grande erreur du rapport est d’avoir délibérément omis l’Agenda pour le travail décent dans ses recommandations sur l’emploi. Alors qu’il admet dans un premier temps que l’ambition de tous les pays est de parvenir au travail décent, y compris dans toutes ses dimensions, le groupe affirme ensuite qu’elle est trop élevée pour les pays en développement. Voici ce que l’on peut lire dans le rapport : « Le concept de travail décent de l’OIT reconnaît et respecte les droits des travailleurs, veille à ce qu’une protection sociale appropriée et un dialogue social soient en place, et fixe des normes élevées vers lesquelles tous les pays devraient tendre. Il est toutefois apparu que des exigences intermédiaires pouvaient être établies pour quelques pays en développement où de “bons emplois”, ceux qui sont sûrs et justement rémunérés, constituent une avancée significative vers le développement économique inclusif et durable. »

Cette recommandation ferme les yeux sur l’exploitation et la discrimination. Le Groupe de personnalités de haut niveau s’est laissé duper par de fausses idées sur le travail décent et court-circuite le besoin d’emplois décents en proposant à la place le concept de la Banque mondiale de « bons emplois ». La notion de « bons emplois » est un indéniable retour en arrière par rapport au concept de travail décent puisqu’elle ne s’appuie pas sur les droits, n’intègre pas le principe de dialogue social ni de protection sociale comme condition sine qua non. En encourageant le concept de « bons emplois », vaguement défini comme des emplois sûrs et justement rémunérés (tous les salaires rémunérés à plus de 1,25 dollar US par jour seront-ils considérés comme justes ?), le rapport ne reconnaît pas le caractère essentiel du travail décent pour remédier aux insoutenables niveaux d’inégalité actuels.

Ces dernières décennies, l’assouplissement à l’extrême des marchés du travail, combiné au gel des salaires à de faibles niveaux (dans de nombreux cas, bien en dessous des niveaux de productivité), a conduit à une envolée du nombre de travailleurs pauvres, a encouragé l’informalisation de l’économie et a accentué les inégalités de revenu. Il est indispensable d’adopter des actions normatives pour s’assurer qu’il est tenu compte du concept de développement du travail décent et que la main-d’œuvre est équitablement rémunérée et traitée. En outre, plusieurs organisations internationales, dont l’OCDE et l’OIT, ont reconnu le rôle des institutions du marché du travail pour venir à bout des inégalités de revenu. Au vu de la reconnaissance universelle du concept de travail décent, la décision du groupe d’introduire une autre notion, rétrograde et prêtant à confusion est inacceptable. On ne peut tolérer « d’exigences intermédiaires » lorsqu’il s’agit de créer des emplois productifs, de veiller au respect des droits des travailleurs, de créer des espaces démocratiques propices au dialogue et de fournir une protection sociale universelle appropriée. Le travail décent dans toutes ses dimensions constitue une base solide sur laquelle peut être élaboré un modèle de développement plus inclusif au niveau social et économiquement dynamique, et permet au final de combattre la pauvreté.

La CSI regrette que le rapport ne fasse aucune référence au dialogue social ni au tripartisme, pourtant piliers de la démocratie économique et de la justice au travail. Alors que le document insiste lourdement sur l’importance de mettre en place un environnement permettant l’épanouissement des relations commerciales, il ne reconnaît pas celle de protéger les droits des travailleurs. Cette approche déséquilibrée et paternaliste ne devrait pas être la meilleure façon de promouvoir des alliances et des pactes sociaux à l’échelle nationale alors qu’ils sont indispensables pour sortir nos pays de la crise.

Enfin, le rapport n’aborde pas le thème des responsabilités familiales lorsqu’il traite de l’emploi. Il devrait recommander qu’il soit tenu compte du travail non rémunéré des femmes, qu’il soit réduit et redistribué entre les hommes et les femmes.

Une protection sociale pour certains, mais pas pour tous

Le Groupe de personnalités de haut niveau a raté sa cible, au propre comme au figuré, en matière de protection sociale. Alors que le groupe écrit « qu’il voudrait » que tout le monde soit couvert par des régimes de protection sociale, il laisse entendre qu’il s’agit là d’une aspiration utopique et qui risque d’affaiblir la qualité de tels systèmes. Même si cette dernière affirmation n’est peut-être pas totalement fausse, la crainte du groupe de placer la barre trop haut dans le rapport est malheureuse quand il s’agit de proposer un accès pour tous à la protection sociale.

La protection sociale est internationalement reconnue comme un droit humain. De la même façon, fournir un accès universel à des services fondamentaux, et surtout à la sécurité sociale, est une obligation pour les gouvernements nationaux, NON un rêve utopique. Les socles de protection sociale sont un moyen de prévoir un accès pour tous et le financement de tels mécanismes est bel et bien possible comme le prouvent de nombreux éléments suggérant que ces socles peuvent être mis en place de façon abordable et réalisable. Une recherche menée conjointement par le Fonds monétaire international et par l’Organisation internationale du Travail a montré la faisabilité économique des régimes nationaux de protection sociale, ainsi que leur efficacité à remédier aux inégalités, à la résilience sociale et à stimuler la confiance économique. Nous avons par ailleurs noté des appels à un mécanisme international (au travers de la création d’un fonds mondial) pour financer l’établissement des socles de protection sociale dans les pays les plus pauvres et pour manifester de la solidarité.

Pour le peu d’allusions que le groupe fait des régimes de protection sociale, la CSI estime que les termes employés sont imprécis et potentiellement litigieux, d’autant que le rapport semble placer sur un même pied la protection sociale et les programmes d’assistance sociale. Les cibles suggérées, dont certaines doivent encore être déterminées, basées sur des pourcentages de personnes pauvres et vulnérables couvertes par des régimes de protection sociale, ne peuvent être utiles que si elles sont ambitieuses. Nous aimerions que vienne s’ajouter un objectif destiné à évaluer l’intensité du lien entre l’emploi et la protection sociale. Il est urgent de s’assurer que les millions de travailleurs informels ont accès à une protection sociale, et cet objectif ne pourra être atteint que par la création de régimes complets de protection sociale et par l’application de la Recommandation 202 de l’OIT.

Bonne gouvernance et institutions efficaces sans appropriation démocratique ?
Des sociétés stables et en paix sans dialogue social ?

La gouvernance, au travers de laquelle les rapports de force sont mobilisés pour le respect des droits humains et le développement durable, aurait pu être l’un des chapitres les plus importants du rapport. Malheureusement, le Groupe de personnalités de haut niveau n’a pas abordé quelques-uns des aspects les plus importants d’une bonne gouvernance. Nous saluons les références aux droits humains et à la Déclaration universelle des droits de l’homme, mais nous déplorons que le groupe n’ait pas pris conscience des forces en présence qui dirigent la dynamique des pouvoirs. À ce sujet, le groupe a raté une occasion de remédier directement aux problèmes liés à l’opposition entre les forces financières et économiques et les droits de la personne (y compris les atteintes portées aux régimes parlementaires démocratiques), à la criminalisation de la participation et de l’action sociales, et à l’augmentation de la répression des droits des syndicalistes et des militants des organisations de la société civile, ainsi qu’à la diminution de leur espace démocratique.

Le rapport identifie correctement l’absence de justice sociale comme une source de préoccupations et suggère « que l’on commence à concevoir des institutions de résolution de conflit et de médiation plus fortes », mais il ne propose aucune cible pour cet objectif louable. Pour le mouvement syndical, le groupe a raté là l’occasion de souligner le rôle du dialogue social en tant que l’un des vecteurs de l’efficacité des institutions et le rôle des partenaires sociaux en tant que principaux acteurs pour veiller à la paix sociale tout en remédiant aux tensions et au stress sociaux et économiques.

En fin de compte, c’est un joli leurre, sans aucune contextualisation ni recommandation forte en vue de relever les défis de la gouvernance qui se posent aux populations du monde entier, et pas uniquement à celles des pays en développement.

Le processus de consultation du Groupe de personnalités de haut niveau et le déficit démocratique caché

Le groupe et les institutions qui le soutiennent ont eu à cœur de valoriser le grand processus de consultation qui a eu lieu. On a en effet assisté à une grande mobilisation de citoyens de toute la planète, invités à participer à ce qui était annoncé comme un processus inclusif de consultation.

Hélas, à aucun moment, il n’a été clairement expliqué de quelle façon ces « consultations » se matérialiseraient lors du processus de prise de décisions et dans les recommandations du groupe, exception faite de la conception d’un nouveau cadre. Ce processus a stimulé une réflexion au sein de nombreux groupes et communautés à travers le monde, ce qui pourrait être une réussite en soi. Toutefois, aux dernières étapes du processus, il est apparu de façon assez évidente que le rapport serait rédigé de façon unilatérale et sans transparence, par une « main invisible ».

Les intérêts des mouvements sociaux et de la société civile, auxquels il est souvent fait référence en tant conscience dynamique de nos nations, ne peuvent être bien reflétés et encore moins défendus au sein d’un Groupe de personnalités de haut niveau où de grandes entreprises étaient supposées représenter des acteurs non étatiques.

Les Nations Unies doivent démontrer et réaffirmer leur légitimité, pas seulement en se prévalant d’être la seule institution dont tous les États sont membres, mais également vis-à-vis des citoyens des nations que ses membres représentent. Une approche véritablement participative et fondée sur les droits est la meilleure façon d’asseoir la légitimité d’un développement efficace et durable mondialement.

Article de Matt Simonds, CSI / TUAC

- Lire les réactions des autres parties prenantes vis-à-vis du rapport

- Lire l’article de Jan Dereymaeker (CSI/RSCD) sur le rapport : Rapport du Groupe de personnalités de haut niveau à propos du Cadre de développement pour l’après-2015 - Comme si de rien n’était…