Gros plan sur Salman Jaffar Al Mahfoodh (Bahreïn – GFBTU)

« Nous savons que le peuple nous soutient dans notre lutte »

À la différence de la Tunisie, de l’Égypte et de la Libye, à Bahreïn, le printemps arabe n’a pas conduit à des réformes démocratiques, ni à la fin d’un régime autocratique. Les autorités ont riposté aux revendications de liberté par une répression brutale et une violence inédite à l’encontre des contestataires, de la population civile et des travailleurs. Une commission d’enquête indépendante a récemment confirmé des violations de droits humains commises par les forces de sécurité durant les soulèvements. Près de trente-cinq personnes ont trouvé la mort entre février et avril 2011, y compris cinq cas de tortures qui ont été attribués au ministère de l’Intérieur. Conséquemment au ralliement des syndicats à la demande de réformes, des milliers d’adhérents ont été sommairement congédiés et nombre d’entre eux ont été arrêtés. Tout progrès engrangé antérieurement au plan du dialogue social a été paralysé, alors qu’une nouvelle loi syndicale risque d’affaiblir les droits des travailleurs dans le royaume. Salman Jaffar Al Mahfoodh, secrétaire général de la Fédération générale des syndicats de Bahreïn (GFBTU) évoque l’offensive contre les organisations ouvrières et l’urgence de la réintégration des travailleurs.

Pourquoi avez-vous décidé d’apporter votre soutien aux mouvements contestataires du printemps dernier ?

Nous partons de la conviction que tout mouvement ouvrier réel, démocratique se doit d’être engagé dans les enjeux politiques, sociaux et économiques d’un pays. Nous ne croyons pas qu’il existe de séparation entre le mouvement politique et le mouvement syndical. Après tout, le slogan de notre organisation n’est-il pas « Démocratique, Libre, Indépendant et Uni ». Lorsque la crise a éclaté en février, nous avons soutenu les demandes nationales mais à la différence des groupes radicaux, nous ne sommes pas en faveur d’un renversement du régime. Ces demandes portent sur une réforme de la constitution, basée sur un accord de bon aloi, un pacte social entre le gouvernement et le peuple. Nous voulions, tout d’abord, un changement au niveau des élections, pour permettre un système de représentation équitable. D’une manière générale, nous étions en faveur d’une réforme économique, en commençant par l’introduction d’un salaire minimum et la ratification des conventions fondamentales de l’OIT. Puis nous avons décidé de lancer un mot d’ordre de grève générale en mars. Il ne s’agissait pas d’une grève politique ; notre but était simplement de protéger les gens. C’était la sécurité des citoyens et des travailleurs qui était en cause. Il y avait un risque de se faire attaquer et tabasser dans les rues de Manama et aux postes de contrôle non seulement par les Forces nationales mais aussi par des voyous. L’appel à la grève a suscité une réponse massive : Plus de 60 pour cent des travailleurs ont participé. La Commission d’enquête indépendante de Bahreïn (BICI) a d’ailleurs confirmé la légitimité de notre action de protestation dès lors que la grève relevait de la liberté d’expression.

Comment le régime a-t-il réagi à cette protestation ?

Environ trois mille personnes ont été congédiées et plus de mille travailleurs ont été mis a pied, aussi bien dans le secteur privé que public. Ces licenciements sont évidemment injustifiés puisqu’ils sont ouvertement liés à l’opinion politique. À titre d’exemple, dans les lettres de licenciement de l’Assemblée représentative (parlement national), il était écrit que les travailleurs étaient licenciés pour avoir assisté aux obsèques de martyres tués durant les soulèvements. D’autres lettres faisaient allusion à la participation des travailleurs aux manifestations, aux mobilisations du rond-point de la Perle. Les gens manifestaient librement car ils croyaient être en sécurité. En réalité, les forces de l’ordre documentaient absolument tout, jour après jour, surveillant jusqu’au moindre groupuscule. Ils ont pris des dizaines de milliers de photos. Un grand nombre d’adhérents de syndicats ont également été écroués sur les lieux de travail où alors qu’ils se rendaient au travail. Les autorités ont invoqué la loi sur la sécurité nationale or il est clair que ces procédures sont totalement contraires à la loi. Par ailleurs, ils ont tenté de manipuler l’information et de criminaliser les dirigeants syndicaux aux yeux de l’opinion publique à travers les médias nationaux, sur lesquels le gouvernement exerce un contrôle absolu. Les syndicalistes sont dépeints comme des traitres à la nation, des conspirateurs opposés au régime et comme étant les vrais responsables de tous les licenciements. Malgré cette campagne, nous savons que le peuple nous soutient dans notre lutte.

Le gouvernement a engagé des migrants en renfort à la police. Diriez-vous que ceci a fomenté une hostilité accrue à l’égard des expatriés à Bahreïn ?

Les migrants ont de tous temps été employés par la police anti-émeute à Bahreïn. Toutefois, au cours de la crise, il s’est produit des échauffourées entre la police et des manifestants. Le gouvernement a exploité ce fait pour diviser les travailleurs, pour montrer que les manifestants bahreïnis s’attaquaient aux travailleurs étrangers et qu’ils étaient xénophobes. Mais en réalité il ne s’agissait que d’une réaction à la répression de la police anti-émeute, sans distinction de la nationalité. D’autre part, un grand nombre d’étrangers ont été engagés pour remplacer les travailleurs bahreïnis licenciés et nous pensons qu’il s’agissait, dans la plupart des cas, de contractuels. Ce fut notamment le cas de sociétés comme Gulf Air et Elba Aluminium, qui ont procédé à plus de 200 et 400 licenciements respectivement.

Quelles autres mesures ont été adoptées contre les syndicats ?

Les subventions publiques au bénéfice de la fédération ont été coupées, alors que la Chambre de commerce, c’est-à-dire l’association des employeurs, continue de recevoir ces fonds, qui représentent approximativement un demi-million de dinars bahreïnis (plus de 1,3 million de dollars) par an, ce qui est nettement plus que ce que nous recevions. Ceci mis à part, toute forme de dialogue social est à présent au point mort, comme pratiquement tous nos dirigeants syndicaux – environ 55 – travaillaient au sein de ces entreprises. Sans compter que toutes ces personnes qui ont écopé de licenciements pour des motifs disciplinaires ne peuvent prétendre à aucune allocation de chômage ; des milliers de familles se retrouvent ainsi dépouillées de tout revenu. Qui plus est, le gouvernement a ébauché une nouvelle proposition de loi syndicale en vertu de laquelle il serait interdit à tout syndicaliste traduit en justice de participer aux élections sociales. Cette même loi permettrait la création de nouvelles fédérations au Bahreïn et investirait le gouvernement du pouvoir de déterminer la légitimité d’une fédération à représenter les travailleurs, tant à niveau national qu’international. Il va sans dire qu’une telle règle pourrait laisser la voie libre aux syndicats jaunes.

Quelles sont donc vos revendications immédiates ?

Le gouvernement évoque à présent la possibilité d’une indemnisation pour les travailleurs et travailleuses licenciés. À ce stade, toutefois, nous ne pouvons accepter rien de moins que la réintégration. En acceptant tout autre compromis, nous souscririons au principe du licenciement pour des motifs politiques et au recours à la discrimination. Nous avons expliqué de façon détaillée l’impact social de ces licenciements et avons envoyé une lettre au roi Hamad bin Hissa Al-Khalifa, aux députes au parlement et à l’organisation des employeurs. Dans son rapport d’enquête, la BICI a conclu au caractère déloyal des licenciements et à la violation de la liberté d’expression par le gouvernement, ce qui, pour nous, le place au pied du mur. Les autorités bahreïnies font face à de fortes pressions de la communauté internationale. Suite au dépôt par le Groupe des travailleurs d’une plainte à l’OIT pour violation de la Convention 111 sur la discrimination, que Bahreïn a ratifiée, en novembre 2011 le Conseil d’administration a décidé de constituer une commission tripartite dans notre pays, ayant pour mission la réintégration de ces travailleurs. D’autre part, nous avons bénéficié de la solidarité et du soutien de la CSI et de l’AFL-CIO des États-Unis. Le message est donc on ne peut plus clair. À la lumière de cette surveillance internationale des droits humains à Bahreïn et des indications de la Commission d’enquête, le gouvernement a, à présent, une possibilité de mettre fin à cette attaque.

Propos recueillis par Vittorio Longhi et Khalil Bohazza